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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

fit tantôt un mandement et commandement partout à tous ceux dont il espéroit à avoir aide et service. Si manda et pria tels qui point ne vinrent et s’excusèrent au mieux qu’ils purent, et les aucuns de rechef, sans feintise, se tournèrent devers le roi Henry et lui renvoyèrent leur hommage. Et quand le roi Dan Piètre vit que ses gens lui failloient, si se commença à douter, et se conseilla[1] à Dam Ferrant de Castres qui oncques ne lui faillit : lequel lui conseilla qu’il prît gens d’armes partout là où il les pourroit avoir, tant en Grenade comme ailleurs, et qu’il se hâtât de chevaucher contre son frère le bâtard, avant qu’il se efforçât plus au pays, ni multipliât de gens d’armes.

Le roi Dan Piètre ne voult mie séjourner sur ce propos, mais pria au royaume de Portingal dont le roi étoit son cousin germain, et y eut grands gens ; et envoya devers le roi de Grenade et le roi de Bellemarine et le roi de Tramesainnes et fit alliances à eux, parmi que trente ans il les devoit tenir en leur état et point faire de guerre, parmi ce que ces trois rois lui envoyeroient plus de vingt mille Sarrasins pour aider à faire sa guerre. Si fit le roi Dan Piètre tant qu’il eut bien, que de chrétiens que de Sarazins, quarante mille hommes, tous assemblés en la marche de Séville. En ces traités et pourchas qu’il faisoit, et pendant que le siége étoit devant Toulette, descendit en l’ost du roi Henry messire Bertran du Guesclin atout deux mille combattans, qui y fut reçu à grand’joie ; ce fut bien raison ; et furent tous ceux de l’ost réjouis de sa venue[2].


CHAPITRE CCLII.


Comment, par le conseil de messire Bertran, le roi Henry se partit de devant Toulette pour aller à l’encontre du roi Dan Piètre ; et comment ils s’entretrouvèrent.


Le roi Dan Piètre, qui avoit fait son amas de gens d’armes à Séville et à l’environ, si comme ci-dessus est dit, et qui désiroit à combattre le bâtard son frère, se partit de Séville, et son grand ost pour venir lever le siége de devant Toulette. Entre Séville et Toulette peut avoir neuf journées de pays[3]. Si vinrent les nouvelles en l’ost du roi Henry, que le roi Dan Piètre approchoit, en sa compagnie plus de quarante mille hommes que uns que autres, et sur ce il eut avis. À ce conseil furent appelés les chevaliers de France et d’Arragon qui là étoient, et par espécial messire Bertran du Guesclin par lequel on vouloit du tout ouvrer. Le dit messire Bertran donna un conseil qui fut tenu, que tantôt, avec la plus grand’partie de ses gens, le roi Henry partît et chevauchât à effort devers le roi Dan Piètre, et en quel état que on le trouvât on le combattît ; « Car, dit-il, nous sommes informés qu’il vient à grand’puissance sur nous. Et trop nous pourroit gréver, s’il venoit par avis jusques à nous ; et si nous allons à lui sans ce qu’il le sache, nous le prendrons bien lui et ses gens en tel parti et si dépourvu que nous en aurons l’avantage, et seront déconfits ; je n’en doute mie. » Le conseil de messire Bertran fut tenu et ouï. Et se partit le dit roi, sur un soir, de l’ost, en sa compagnie tous les meilleurs combattans par élection qu’il eût, et laissa le demeurant de son ost en la garde du comte Dan Tille son frère[4] et puis chevaucha outre. Et avoit ses espies allans et venans, qui savoient et rapportoient soigneusement le convine du roi Dan Piètre et de son ost ; et le roi Dan Piètre ne savoit rien du roi Henry, ni que ainsi il chevauchât contre lui : de quoi il et ses gens en chevauchoient plus épars et en plus petite ordonnance. Et avint que, sur un ajourner, le roi Henry et ses gens durent encontrer le roi Dan Piètre et ses gens, qui celle nuit avoient geu en un châ-

  1. Ayala rapporte que D. Pèdre s’adressa aussi, pour demander des conseils, au Maure Benahatin, grand astrologue ou philosophe et conseiller du roi de Grenade, et il n’eût certainement pas trouvé parmi les chrétiens d’Espagne ou de France un seul homme en état de lui donner des conseils aussi éclairés que ceux contenus dans les deux lettres de Benahatin rapportées par Ayala. La première me semble un morceau inspiré par la sagesse elle-même. On y retrouve un esprit de liberté, de tolérance et de philosophie qui était inconnu chez les chrétiens d’alors.
  2. Les historiens d’Espagne placent l’arrivée de du Guesclin à l’armée de Henri au commencement de l’année 1369, et il ne peut guère y être arrivé plus tôt, comme on le verra ci-après dans une remarque sur le chapitre 253. Il faut donc rapporter à cette année la suite de la guerre contre Henri et D. Pèdre. Nous continuerons cependant de mettre en marge l’année 1368, parce que plusieurs des événement que Froissart raconte après la bataille de Montiel et la mort de D. Pèdre, dont il ignorait la véritable date, appartiennent certainement à cette année.
  3. Il y a près de 80 lieues de Séville à Tolède.
  4. Ayala dit que D. Tello était resté dans ses terres de Biscaye, ne voulant pas secourir son frère D. Henri qu’il aimait peu.