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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et par espécial le gentil sire de Coucy y fut, qui bien afféroit à une fête et mieux le savoit faire que nul autre ; car le roi de France l’envoya. Si furent ces noces bien et grandement fêtoyées et joutées, et en après chacun retourna en son pays. Le roi d’Angleterre, qui véoit que le comte de Flandre, pour la cause du mariage, étoit allié en France, ne savoit que supposer si le comte de Flandre feroit partie contre lui avec le duc de Bourgogne son fils, qui par succession devoit être son hoir de la comté de Flandre, ni quels convenances il avoit entre le dit comte et le roi de France. Si se tint le dit roi plus dur et plus fel contre les Flamands, et leur montra griefs et fit montrer par ses gens, sur mer et ailleurs en son pays, ainsi que on les y trouvoit et que ils venoient en marchandise. De ce n’étoit mie le roi de France courroucé, car il eût vu volontiers que la guerre eût été ouverte entre les Flamands et les Anglois. Mais les sages hommes de Flandre et les bourgeois des bonnes villes n’en avoient nulle volonté ; et soutenoient tojours plus les communautés de Flandre la querelle et opinion du roi d’Angleterre à être bonne et juste que celle du roi de France.

Le roi Édouard d’Angleterre, qui acquéroit amis de tous côtés, et bien lui besoignoit selon les grands guerres et rébellions qui lui apparoient en ses pays de deçà la mer, sentit et entendit bien que le roi Charles de Navarre son cousin, qui se tenoit en la basse Normandie, seroit assez tôt de son accord ; car il étoit en haines et en grignes contre le roi de France, pour aucunes terres qui étoient en débat, que le dit roi de Navarre réclamoit de son héritage, et le roi de France lui devéoit : si en avoient été leurs gens et leurs conseillers par plusieurs fois ensemble ; mais ils n’y avoient pu trouver moyen ni accord. Si étoit la chose demeurée en ce parti que chacun se tenoit sur sa garde ; et avoit le dit roi de Navarre fait grossement et bien pourvoir ses villes et ses châteaux en Cotentin et en la comté d’Évreux sur les bondes de la Normandie ; et se tenoient à Chierebourch et par toutes ses garnisons gens d’armes.

En ce temps étoit de-lez lui messire Eustache d’Aubrecicourt, maître et gouverneur d’une ville outre les Guets de Saint-Clément, au clos de Cotentin, qui se tenoit du roi de Navarre, car c’étoit de son héritage, et cette ville appelle-t-on Quaranten ; et étoit le dit messire Eustache le plus espécial de tout son conseil : si que le roi d’Angleterre envoya vers lui, car il étoit aussi son homme et son chevalier, pour savoir l’intention du roi de Navarre. Or le trouva-t-il tel : et si bien exploita le dit messire Eustache que le dit roi de Navarre, à privée maisnie, entra en un vaissel que on appelle un Lin, et vint en Angleterre parler au dit roi, qui lui fit grand’chère et bonne[1]. Et eurent là ensemble grand parlement et long ; et furent si bien d’accord que le roi de Navarre, lui retourné à Chierebourch, devoit défier le roi de France et recueillir et mettre par tous ses châteaux les Anglois.

Après ces ordonnances et confédérations entre ces deux rois faites et confirmées, le roi de Navarre retourna arrière en Normandie en la ville de Chierebourch, et là fut reconduit par chevaliers et écuyers de l’hôtel du roi d’Angleterre et de madame la roine, auxquels à leur retour il meschéy moult mal ; car endementres que le roi de Navarre, qui nouvellement étoit venu d’Angleterre de parlementer avec le roi, si comme j’ai dit ci-devant, estioit ces chevaliers d’Angleterre qui raconduit et ramené l’avoient, sçurent aucuns Normands et Bretons, et autres écumeurs de mer, cette avenue du roi de Navarre et des Anglois, et comment ils s’en devoient tantôt retourner en Angleterre. Si s’ordonnèrent et mirent en aguet, sur mer, et assez tôt rencontrèrent ces chevaliers d’Angleterre, qui partis étoient de Chierebourch et du roi de Navarre et s’en retournoient en leur pays, ni point ne se donnoient de garde. Si rencontrèrent ces nefs Normandes et ces écumeurs de mer, qui tantôt les envahirent et assaillirent fièrement, si qu’ils furent plus forts d’eux. Si conquirent les dits Normands les Anglois, et les mirent tous hors bord ; oncques homme ne prirent-ils à merci. Ainsi alla de cette aventure : de quoi le roi d’Angleterre fut moult courroucé quand il le sçut ; mais amender ne le put tant que à cette fois.

Assez tôt après la revenue du roi de Navarre

  1. Secousse a très bien remarqué que Froissart s’est trompé sur la date du voyage du roi de Navarre en Angleterre, qui ne se fit que vers le mois d’août de l’année suivante 1370, et qu’il était mal informé du succès de ses négociations avec Édouard. En effet, après avoir balancé long-temps entre les deux rivaux qui le recherchoient également, son intérêt le décida pour le parti du roi de France.