Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/662

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
594
[1369]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

sèrent mie les Anglois à tenir leur état et leur ordonnance, et furent là un grand temps devant les François. Or avint que aucuns chevaliers et écuyers de France qui là étoient, et qui tous les jours leurs ennemis véoient, se conseillèrent un jour, et eurent parlement ensemble d’aller à lendemain au point du jour escarmoucher les Anglois et de réveiller leur guet. De cel accord en furent plus de trois cents chevaliers et écuyers ; et les plusieurs étoient de Vermandois, d’Artois et de Corbiois ; si le signifièrent les uns aux autres sans parler à leurs maréchaux. Quand ce vint au matin, qu’ils durent faire leur emprise, ils furent au point du jour tous armés et montés à cheval, et mis ensemble. Si chevauchèrent en cel état sans effroi, et commencèrent à tournoyer le mont de Tournehen pour venir à leur avantage et férir en une des ailes de l’ost des Anglois. À ce côté étoit le logis de monseigneur Robert de Namur et de ses gens ; et celle propre nuit avoit fait le guet le dit messire Robert ; si que, sur l’ajourner, il s’étoit retrait, et séoit à table tout armé, hors mis son bassinet, et le sire de Spontin de-lez lui. Et vecy les François venir, qui se fièrent en ces logis de messire Robert et d’aucuns autres seigneurs allemands et anglois qui étoient aussi logés de ce côté. Encore n’étoient point désarmés ceux qui avoient fait le guet avec monseigneur Robert ; dont trop bien leur chéy, et vint à point ; car ils se mirent tantôt au devant de ces gens d’armes et de ces François qui venoient éperonnant de grand’volonté, et leur défendirent et brisèrent le chemin. Les nouvelles vinrent tantôt au dit monseigneur Robert que ses gens se combattoient et étoient assaillis des François. En l’heure il bouta la table outre où il se séoit, et dit au sire de Spontin : « Allons, allons aider à nos gens. » Tantôt il mit son bassinet en sa tête et fit prendre sa bannière qui étoit devant son pavillon, et développer. Là lui fut dit : « Sire, envoyez devers le duc de Lancastre. Si ne vous combattez point sans lui. » Il répondit franchement et dit : « Je ne sçai ; je vueil aller le plus droit chemin que je pourrai devers mes gens. Qui voudra envoyer devers monseigneur de Lancastre, si envoie, et qui m’aime si me suive. » Lors se partit le glaive au poing, en approchant les ennemis, le seigneur de Spontin, et monseigneur Henry de Sanselles de-lez lui, et aussi ses autres chevaliers qui tantôt furent en la bataille : et trouvèrent leurs gens qui se combattoient aux François qui étoient moult grand’foison, et qui bien dussent, au voir dire, avoir là fait un grand fait. Mais tantôt qu’ils virent monseigneur Robert de Namur venu, et sa bannière, ils ressortirent et brisèrent leur conroy ; car ils se doutèrent que tout l’ost ne fût là prêt et ordonné. Si étoit-il, en vérité, en plusieurs lieux ; et jà étoit haut soleil levé. Là fut mort, dessous la bannière de messire Robert, un chevalier de Vermandois qui s’appeloit messire Roger de Coulongne, dont ce fut dommage ; car il étoit riche, doux et courtois, et bon chevalier en tous états. Ainsi se porta cette besogne. Les François retournèrent sans plus de fait qui doutèrent à plus perdre, et messire Robert ne les voult mie chasser trop follement. Si reculèrent ses gens, quand les François furent tous retraits et reboutés, et s’en revinrent en leurs logis.


CHAPITRE CCXCIV.


Comment le duc de Bourgogne se partit de Tournehen, environ mie-nuit, sans point combattre le duc de Lancastre.


Depuis cette avenue n’y eut nul fait d’armes qui à recorder fasse. Si déplaisoit-il bien à aucuns chevaliers de l’un côté et de l’autre de ce que l’on ne se combattoit point ; et disoit-on tous les jours : « On se combattra demain ! » et ce jour ne vint oncques ; car, si comme ci-dessus est dit, le duc de Bourgogne ne vouloit mie briser l’ordonnance du roi son frère ni aller encontre, car il lui étoit étroitement commandé ; et avoit toujours messages allans et venans du roi au duc et du duc au roi. Le duc de Bourgogne, si comme je fus adonc informé, imagina et considéra qu’il gissoit là à grands frais, et qu’il n’y pouvoit être longuement honorablement ; car il avoit bien quatre mille chevaliers et plus, et il véoit tous les jours ses ennemis qui n’étoient que une poignée de gens contre les siens, ni point ne les avoit combattus ni ne combatttoit. Si envoya de ses chevaliers devers le roi son frère, qui lui remontrèrent vivement son intention. Le roi connut assez que le duc avoit raison : si lui remanda que, ses lettres vues, il délogeât et donnât à toutes ses gens congé, et se retraist vers Paris ; car il même y alloit, et là l’ordonneroit-il d’aller autre part. Quand le duc de Bourgogne ouït ces nouvelles, si les signifia secrètement aux plus grands