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LIVRE I. — PARTIE II.

de son ost, et dit : « Il nous faut déloger, le roi nous remande. » Quand ce vint à heure de mie-nuit, ceux qui étoient informés de ce fait eurent tout troussé et furent tous montés, ils boutèrent le feu en leur logis[1].

À cette heure revenoit messire Henry de Sanselles à son logis, et faisoit le guet des gens messire Robert de Namur à qui il étoit. Si aperçut un feu, et puis deux, et puis trois ; si dit en soi-même ; « Les François nous pourroient bien venir réveiller ; ils en font droitement contenance : allons, allons, dit-il à ceux qui étoient de-lez lui, devers messire Robert ; si l’éveillerons parquoi il soit pourvu bien et à heure. »

Si s’en vint tantôt le dit messire Henry en la loge de monseigneur Robert, et appela ses chambellans et dit : « Il faut que monseigneur s’éveille. » Les varlets allèrent jusques au lit, et le dit messire Henry de-lez eux, qui éveilla le dit monseigneur Robert et lui dit tout l’affaire ainsi qu’il alloit. Donc, répondit monseigneur Robert : « Nous aurons assez tôt autres nouvelles ; faites armer et appareiller nos gens. » Et il même s’arma et appareilla tantôt. Et quand ses gens furent venus, il fit prendre sa bannière et s’en alla devers la tente du duc de Lancastre qui jà s’armoit, car on lui avoit jà signifié ces nouvelles ; et fut tantôt appareillé, et se traist devant sa tente, sa bannière en présent. Et là vinrent les seigneurs petit à petit devers le duc de Lancastre ; et ainsi qu’ils venoient ils se rangeoient et se tenoient tous cois et sans lumière. Et envoya adonc par ses maréchaux le duc ranger tous ses archers au devant du lieu par où il espéroit que les François le viendroient combattre, si ils venoient, car, pour certain, ils cuidoient bien être combattus. Quand ils eurent été en cel état bien deux heures, et ils virent que nul ne venoit, si furent plus émerveillés que devant. Adonc appela le duc de Lancastre aucuns seigneurs qui là étoient de-lez lui, et leur demanda quelle chose en étoit bonne à faire. L’un disoit d’un, et l’autre d’autre, chacun son opinion ; et quand le duc vint à ce vaillant chevalier, messire Gautier de Mauny, il demanda : « Et vous, messire Gautier, qu’en dites-vous ? » — « Je ne sais, ce dit messire Gautier ; si j’en étois cru, je ordonnerois mes archers et mes gens d’armes par manière de bataille, et irois toujours avant petit à petit, car il sera tantôt jour ; si verra-t-on devant soi. » Le duc se assentoit bien à ce conseil, et les autres conseilloient le contraire et disoient au duc qu’il ne se bougeât. Si furent en ce détri et en ce débat jusques adonc qu’on ordonna des gens de messire Robert de Namur, et des gens monseigneur Waleran de Borne pour monter à cheval, pourtant qu’ils étoient habillés, et légers, et bien montés, et bien savoient chevaucher. Si s’en partirent adonc trente des plus appareillés, et chevauchèrent devers, l’ost et s’avalèrent tout bas. Pendant que ceux firent leur chemin, encore dit messire Gautier de Mauny au duc : « Sire, sire, ne me croyez jamais si ces François ne s’enfuient ; montez, et faites monter vos gens, et les poursuivez asprement et vous aurez une belle journée. » Adonc répondit le duc, et dit : « Messire Gautier, j’ai usé par coseil jusques à ores, et encore ferai ; mais je ne pourrois croire que tant de vaillans gens d’armes et de noble chevalerie qui là sont se dussent ainsi partir : espoir les feux qu’ils ont faits, c’est pour nous attraire ; et tantôt nos coureurs reviendront qui nous en diront la vérité. »


CHAPITRE CCXCV.


Comment le duc de Lancastre se partit de Tournehen, et s’en alla à Calais ; et comment le comte de Pennebroch ardit et exilla tout le pays d’Anjou.


Ainsi comme ils parloient et se devisoient, vecy les coureurs revenus ; et dirent au propos de messire Gautier de Mauny tout ce qu’ils avoient vu et trouvé, et que le duc de Bourgogne et ses gens s’en alloient ; et n’avoient nullui trouvé, fors aucuns povres vitailliers qui suivoient l’ost. Là eut de son conseil messire Gautier de Mauny haute honneur, et grandement en fut recommandé. Si se retraist le dit duc de Lancastre en son logis, et chacun seigneur au sien, et s’en allèrent désarmer. Et fût le dit duc venu dîner au logis des François et en leur place, si ce n’eût été pour le feu qui y étoit trop grand et aussi la fumée ; mais du soir il y vint souper et loger sur la montagne, et ses gens ; et se tinrent là tout aises de ce qu’ils avoient. À lendemain ils se délogèrent et retournèrent en la ville de Calais. Et le duc de Bourgogne, quand il se délogea, s’en vint ce jour à Saint-Omer, et là se tint, et tout son ost, et s’en départit et s’en r’alla chez soi :

  1. L’armée française décampa de Tournehen le mercredi 12 septembre, suivant la Chronique de France.