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LIVRE I. — PARTIE II.

leur devions envoyer nos chevaux ; on le nous tiendroit à trop grand outrage ; et si nous étions conseillés de ce faire, si voudrions-nous avoir bons ôtages et suffisans pour répondre de nos chevaux. » — « Certes, dit le héraut, de ce ne m’ont rien enchargé. » — « Donc, répondit messire Bertran, puisqu’ils ne veulent traire avant et qu’ils s’excusent que ce sont gens de mer, nous ne sommes pas, et aussi ne sont-ils, au lieu ni en la place où la journée fut traitée et pourparlée : si leur direz, quand vous retournerez vers eux, que nous leur ferons tant d’avantage que nous irons là sur la place et au propre lieu ; et là viennent ainsi que ils veulent, et ils seront combattus. »

Sur cette réponse se départit le hérault ; et s’en revint à Brest devers ses maîtres, et leur fit relation de toutes les paroles que vous avez ouï ; et sur ce ils eurent avis. Depuis ne demeura guères de temps que le connétable, le duc de Bourbon, le comte d’Alençon, le sire de Cliçon, le sire de Laval et tous ces barons de France et de Bretagne, où bien avoit quatre mille lances et quinze mille d’autres gens, si vinrent à une journée près de Brest où les Anglois étoient, et là se arrêtèrent et logèrent en moult fort lieu ; et puis le signifièrent aux Anglois, comment ils étoient là venus et sur le lieu droitement, ce disoient, où le traité de ceux de Brest avoit été accordé ; et leur mandoient que, s’ils venoient là, ils seroient combattus, et si ce ne faisoient ils avoient perdu leurs ôtages.

Quand le comte de Salebrin et ses compagnons entendirent ces nouvelles, si virent bien que les François y alloient subtilement, et qu’ils n’avoient nulle volonté d’eux combattre. Si leur signifièrent par leur héraut, avec le héraut de France qui ces paroles avoit apportées, que si ils vouloient encore traire avant les deux parts du chemin, ils se travailleroient bien tant que, tout à pied, ils iroient la tierce part ; et si ils ne vouloient faire cette parçon, ils vinssent à pied la moitié du chemin et ils iroient l’autre ; et si l’une ni l’autre ils ne vouloient faire, ils renvoiassent leurs ôtages, car ils n’avoient nulle cause du retenir, mais avoient, par droit d’armes, bien fait leur devoir et étoient en volonté du faire.

Ainsi allant et venant se demenèrent ces choses et se degâtèrent ; ni pour parçon que les Anglois pussent ni sçussent faire, les François ne voulrent traire plus avant que vous avez ouy. Quand les Anglois virent ce, si rafraîchirent le châtel de Brest de bonnes gens d’armes, de pourvéance et d’artillerie, et puis entrèrent en leur navie, et se desancrèrent, et prirent la mer par devers Saint-Mathieu de Fine Poterne ; car devant Derval ne pouvoient-ils nullement venir à toute leur navie ; et à pied aussi ils n’y fussent jamais allés. Avec tout ce monseigneur Robert Canolles, qui dedans Derval se tenoit, leur avoit rescript que en rien ils ne se travaillassent pour lui, et que il cheviroit bien tout seul contre les François.

En ce premier jour, et près sur une heure que les Anglois partirent et rentrèrent en leurs vaisseaux, se départirent aussi les Bretons et les François du lieu où ils s’étoient arrêtés, et emmenèrent les ôtages de Brest. Ainsi se dérompit cette assemblée ; et s’en vinrent le connétable et ses gens devant Derval pour tenir leur journée ; mais messire Robert Canolles leur manda que, ils n’avoient là que faire de séjourner, pour chose que ils dussent avoir son chastel, ni ils ne s’y avoient que faire d’attendre pour traité ni composition nulle qui faite en fût, car nulle n’en tiendroit ; et la raison qu’il y mettoit, il disoit, que ses gens ne pouvoient faire nul traité sans son sçu, et ce que fait en avoient étoit de nulle vaille. Ces paroles émerveilloient bien le connétable, le seigneur de Cliçon et les barons de France et de Bretagne ; et disoient les plus sages et les plus usés d’armes que la chose ne pouvoit y être ni demeurer ainsi, et que le traité que messire Hue Broec et son frère avoient fait, étoit bon. Si signifièrent tout cel état au duc d’Anjou qui se tenoit à Angers, et la cautelle de messire Robert Canolles. Adonc le dessus nommé duc se départit d’Angers atout grands gens d’armes, et ne cessa de chevaucher si fut venu devant Derval.


CHAPITRE CCCLXX.


Ci commence la chevauchée que le duc de Lancastre et le duc de Bretagne firent au royaume de France.


Nous nous souffrirons un petit à parler, car la matière le requiert, du duc d’Anjou et du siége de Derval, et parlerons de monseigneur de Lancastre et du duc de Bretagne qui étoient arri-