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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

pourquoi ils étoient là venus et qui les y avoit envoyés ; et commencèrent si doucement et si courtoisement à entamer leurs traités que le langage en fut grandement agréable aux dessus dits, comment qu’ils n’en pussent rien faire, et que à eux rien n’en appartenoit ; et je vous dirai pourquoi.

Le roi d’Angleterre et ses consaux ont toudis eu un tel usage, et encore le tiennent, que quand ils ont envoyé et mis hors gens d’armes de leur pays, pour entrer en France principaument, on les rechargeoit aux capitaines, fussent enfant de roi, cousins, ou barons d’Angleterre ou d’autres pays, puisque essoigner les vouloient d’un si grand fait que livrer gens d’armes et archers pour faire leur voyage ; et ces capitaines, quels que ils fussent, ils traioient à conseil à part, et leur faisoient solemnellement jurer trois choses, et font encore ; lesquels sermens, sur n’être déshonorés, ils n’oseroient enfreindre ; c’est, premièrement, que le voyage qui leur est chargé ils le trairont à chef à leur loyal pouvoir ; secondement, que chose qu’ils aient à faire ni secret que on leur ait dit ils ne révèleront à homme du monde fors à eux-mêmes ; tiercement, que ils se maintiendront si bellement et si coyement que ils ne feront rumeurs nulles entr’eux quelconques. Si que, à ce propos, les deux ducs dessus nommés qui capitaines et gouverneurs étoient de toutes ces gens d’armes, qui au partir d’Angleterre avoient juré, ainsi que les autres ont fait et font du temps passé, et qui savoient bien où ils étoient chargés d’aller, ne pouvoient répondre à ces traités que cils deux légats proposoient, l’archevêque de Ravenne et l’évêque de Carpentras, fors couvertement ; ni point en leur puissance n’étoit, tant qu’ils eussent trait à chef leur emprise, de donner ni accepter trêves ni respit, ni d’entendre à nulle paix quelconque. Aussi ils n’en étoient mie en volonté, mais se dissimuloient envers les légats moult sagement ; et toudis alloient avant sur le royaume, et ardoient villes, maisons et petits forts, et pilloient et rançonnoient gens, abbayes et pays ; ni oncques, pour traités qui proposés y fussent, leur voyage faisant, ils ne s’en dérieulèrent de rien ; mais chevauchèrent toudis en bonne ordonnance et en bon arroy parmi le royaume de France. Aussi ils étoient sagement poursuivis du connétable de France, du seigneur de Cliçon, du vicomte de Rohan, du vicomte de Meaux, et plus de mille lances, chevaliers et écuyers, tous à élection des meilleurs du royaume de France et les plus soucieux de guerre, qui les tenoient si courts que ils ne s’osoient defoucquer ; car si les barons de Bretagne et de France y eussent vu de leur avantage au combattre, ou par trop esparsement loger ou par chevaucher, ils ne les eussent en rien épargnés, pour chose que les légats fussent là, qui toudis alloient de l’un à l’autre pour voir si ils y trouveroient nul moyen, mais nennil ; car oncques gens n’allèrent mieux ensemble qu’ils firent ni par plus sage ordonnance.


CHAPITRE CCCLXXVII.


Comment finit la grande chevauchée du duc de Lancastre sans profit.


Ainsi chevauchèrent le duc de Lancastre et le duc de Bretagne parmi le royaume de France, et menèrent leurs gens ; ni oncques ne trouvèrent à qui parler par manière de bataille : si ne demandoient ils autre chose ; et envoyoient souvent leurs hérauts devers les seigneurs qui les poursuivoient, en requérant bataille, en donnant et faisant plusieurs parçons ; mais oncques les François ne voulurent rien accepter. Ni élection ni parçon que les Anglois leur fissent ne put venir à effet ; mais ils les côtioient une heure à dextre et une heure à senestre, ainsi que les rivières se adonnoient, et se logeoient presque tous les soirs ès forts et ès bonnes villes où ils se tenoient tout aises ; et les Anglois aux champs, qui eurent plusieurs disettes de vivres et en l’hiver de grands froidures ; car en Limosin, en Rouergue et en Agénois ils trouvèrent moult povre pays ; et n’y avoit si grand ni si joli de leur route qui dedans cinq jours ou six mangeassent point de pain. Bien souvent ce leur advint, depuis qu’ils furent entrés en Auvergne ; car ils étoient poursuivis sur la fin de leur chevauchée de plus de trois mille lances ; si n’osoient aller fourrer, fors tous ensemble. Toutefois en ce mes-chef ils passèrent toutes les rivières qui sont courantes outre la Saine jusques à Bordeaux, la Loire, l’Allier, la Dourdogne et Garonne et plusieurs autres grosses rivières qui descendent des montagnes en Auvergne ; mais de leur charroi, qui en voult ouïr nouvelles je le vous dirai. Ils