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LIVRE II.

chirent deux nuits et un jour. Au lendemain ils se délogèrent et s’en vinrent à Ville-Noefve la Fraite en la comté de Blois, à la vue de Chasteldun ; et s’en vinrent loger en la forêt de Marchiausnoy[1] en Blois ; et là s’arrêta tout l’ost, pour le plaisant lieu et bel qu’ils y trouvèrent, et s’y reposèrent et rafreschirent trois jours.

Dedans la forêt de Marcheausnoy a une très belle et bonne abbaye de moines de l’ordre de Cisteaux, et l’appelle-on proprement Cisteaux[2] ; et est l’abbaye remplie de moult beaux et grands édifices, et la fit jadis fonder et édifier un moult vaillant preudom qui s’appeloit le comte Thibaut de Blois, et y laissa et ordonna grands revenues et belles ; mais grandement sont amenries et affoiblies par les guerres. Les moines qui pour le temps étoient en l’abbaye furent surpris des Anglois ; car ils ne cuidoient mie que ils dussent faire ce chemin. Si leur tourna à grand contraire, quoique le comte de Bouquinghen fit faire un ban, que sur la terre nul ne fourfesist à l’abbaye, ni de feu ni d’autre chose. Car le jour Notre-Dame, en septembre, il y oyt la messe et y fut tout le jour, et tint son état et cour ouverte aux chevaliers de son ost ; et là fut ordonné que Gauvain Micaille, François, et Jovelin Kator feroient au lendemain leur emprise. Ce jour vinrent les Anglois voir le chastel de Marcheausnoy qui étoit en la comté de Blois, et y a un très bel fort et de belle vue. Pour le temps en étoit chastelain et gardien un chevalier du pays au comte de Blois, qui s’appeloit messire Guillaume de Saint-Martin, sage homme et vaillant aux armes, et étoit tout pourvu et avisé avec ses compagnons de défendre le fort et le chastel si on les eût assaillis ; mais nennil. Quand les Anglois en virent la manière, ils passèrent outre et retournèrent en leur logis en la forêt de Marcheausnoy. D’autre part, le sire de Brebières lors étoit en son chastel au dehors de la forêt qui siéd sur le chemin de Dun et de Blois ; et avoit le dit sire de Brebières grand’foison de chevaliers et écuyers avec lui qui tous s’étoient obligés à bien défendre et garder le lieu s’ils étoient assaillis. Et les vint voir le sire de Fit-Vatier, maréchal de l’ost, et sa route, non pas pour assaillir, mais pour parler au chevalier à la barrière, car bien le connoissoit, pour ce qu’ils s’étoient vus tous deux ensemble en Prusse. Le sire de Fit-Vatier se fit connoissable au seigneur de Brebières et lui pria qu’il lui envoyât de son vin par courtoisie, et toute sa terre en seroit respitée de non ardoir et d’être courue. Le sire de Brebières lui en envoya bien et largement, et trente blanches miches avecques, dont le sire de Fit-Vatier lui scut bon gré et lui tint bien son convenant.

Au lendemain du jour Notre-Dame on fit armer Gauvain Micaille et Jovelin Kator, et monter sus leurs chevaux pour parfaire devant les seigneurs leur ahatie. Si s’entrecontrèrent des fers des glaives moult roidement ; et jouta l’écuyer françois à la plaisance du comte moult bien ; mais l’Anglois le férit trop bas à la cuisse, tant qu’il lui bouta le fer de son glaive tout outre. De ce que il le prit si bas fut le comte de Bouquinghen tout courroucé ; et aussi furent tous les seigneurs, et dirent que c’étoit trop mal honorablement jouter. Depuis furent férus les trois coups d’épée, et férit chacun les siens. Adonc dit le comte que ils en avoient assez fait et vouloit que ils n’en fissent plus ; car il véoit l’écuyer françois trop fort saigner. À celle ordonnance se tinrent tous les seigneurs. Si fut Gauvain Micaille désarmé et remiré, et mis à point ; et lui envoya le comte de Bouquinghen, par un héraut, à son logis, cent francs, et lui donna congé de se retraire sauvement devers ses gens ; et leur mandoit qu’il se étoit bien acquitté. Si s’en retourna Gauvain Micaille devers les seigneurs de France qui se tenoient amassés sur le pays en plusieurs lieux ; et les Anglois se partirent de Marcheausnoy et prirent le chemin de Vendôme ; mais avant ils se logèrent en la forêt du Coulombier.


CHAPITRE LXX.


Comment le roi Charles de France aperçut sa fin à prochain terme, et comment il ordonna du royaume avant sa mort.


Vous savez comment le roi Charles de France, qui se tenoit à Paris, traitoit secrètement devers les bonnes villes de Bretagne, afin qu’elles ne se voulsissent mie ouvrir, ni recueillir les Anglois, et là où ils le feroient ils se forferoient trop grandement, et seroit ce forfait impardonnable. Ceux de Nantes lui mandèrent secrètement qu’il n’en

  1. Marchenoir, petite ville de Beauce.
  2. Cette abbaye s’appelait l’Aumône ou le Petit-Cisteaux ; elle était située dans la forêt de Marchenoir ; elle avait été fondée, ver » 1121, par Thibault IV, cointe de Blois, puis de Champagne.