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LIVRE II.

fant est jeune et de léger esprit, si aura mestier qu’il soit mené et gouverné de bonne doctrine ; et lui enseignez ou faites enseigner tous les points et les états royaux qu’il doit et devra tenir, et le mariez en lieu si haut que le royaume en vaille mieux. J’ai eu long-temps un maître astronomien qui disoit et affirmoit que dans sa jeunesse il auroit moult faire, et istroit de grands périls et de grands aventures ; pourquoi, sur ces termes, j’ai eu plusieurs imaginations et ai moult pensé comment ce pourroit être, si ce ne vient et naît de la partie de Flandre ; car, Dieu merci, les besognes de notre royaume sont en bon point. Le duc de Bretagne est un cauteleux homme et divers et a toujours eu le courage plus Anglois que François ; pourquoi tenez les nobles de Bretagne et les bonnes villes en amour ; et par ce point vous lui briserez ses ententes. Je me loe des Bretons, car ils m’ont toujours servi loyaument et aidé à garder et défendre mon royaume contre mes ennemis. Et faites le seigneur de Cliçon connétable ; car tout considéré, je n’y vois nul plus propice de lui. Enquérez pour le mariage de Charles, mon fils, en Allemagne, par quoi les alliances soient plus fortes : vous avez entendu comment notre adversaire s’y veut et s’y doit marier[1] ; c’est pour avoir plus d’alliances. De ces aides du royaume de France dont les povres gens sont tant travaillés et grévés, usez-en en votre conscience et les ôtez au plus tôt que vous pourrez[2] ; car ce sont choses, quoique je les aie soutenues, qui moult me grèvent et poisent en couraige : mais les grands guerres et les grands affaires que nous avons eus à tous lez pour la cause de ce, pour avoir la mise, m’y ont fait entendre. »

Plusieurs paroles, telles et autres, lesquelles je ne pus pas toutes ouïr ni savoir, remontra le roi Charles de France à ses frères, présent Charles dauphin, son fils, et le duc d’Anjou absent[3]. Car bien vouloit le roi de France que les autres s’en soignassent en chef des besognes de France, et le duc d’Anjou son frère en fût absenté[4] ; car il le doutoit merveilleusement et convoiteux le sentoit[5] ; si ressoignoit ce péril. Mais quoique le roi de France l’absentât au lit de la mort et éloignât des besognes de France, le duc d’Anjou ne s’en absenta ni éloigna pas trop ; car il avoit messagers toujours allans et venans soigneusement entre Angers et Paris, qui lui rapportoient la certaineté du roi ; et avoit le duc d’Anjou gens secrétaires du roi, par lesquels de jour en jour il savoit tout son état. Et au derrain jour, que le roi de France trépassa de ce siècle[6], il étoit à Paris assez près de sa chambre : et y entendit pour lui, ainsi que temprement vous orrez recorder : mais nous poursuivrons la matière des Anglois et recorderons petit à petit comment ils cheminèrent, et quel chemin ils tinrent et firent, ainçois qu’ils venissent en Bretagne.

  1. On négociait alors le mariage de Richard II avec Catherine, fille de l’empereur Louis de Bavière. Ce mariage ne se fit pas, mais Richard II épousa l’année suivante Anne, sœur de l’empereur Wenceslas.
  2. Charles V paraît avoir été vivement tourmenté au moment de sa mort par le souvenir de tout le bien qu’il aurait pu faire et qu’il n’avait pas fait. Le jour même de sa mort, il fit une ordonnance pour abolir tous les impôts qu’il avait établis sans le consentement des états. Elle était parmi celles de Charles VI dans le mémorial E de la chambre des comptes de Paris, qui fut enveloppé dans l’incendie du 27 octobre 1737, avant que Secousse en eût pu prendre copie pour l’insérer dans son excellent recueil des ordonnances.
  3. Le duc d’Anjou était depuis quelque temps éloigné de la cour et résidait à Angers. Le moine de Saint-Denis dit que ce prince, ainsi que les ducs de Berri, de Bourgogne et de Bourbon, était alors à la tête des armées dans la Guyenne et le Languedoc, et qu’ils se rendirent tous à la cour aussitôt qu’ils eurent reçu la nouvelle de la maladie de Charles V.
  4. Charles V avait conféré la régence au duc d’Anjou en 1374, mais il s’en repentit ensuite. La mort l’empêcha sans doute de révoquer l’ordonnance qui lui conférait la régence, en la séparant de la tutelle, qui était conférée à la reine, conjointement avec les ducs de Bourgogne et de Bourbon. La reine mourut avant Charles V, et la tutelle resta confiée à ces deux ducs jusqu’à la majorité du jeune roi, qui était fixée à quatorze ans, d’après l’ordonnance de 1374, constamment suivie depuis.
  5. Le duc d’Anjou avait été adopté, le 29 juin 1380, par la fameuse Jeanne, reine de Naples, qui lui avait fait donner par le pape l’investiture de ce royaume et des comtés de Provence, Forcalquier et Piémont. Pour soutenir ces droits contre les concurrens qui les lui disputaient, il lui fallait de l’argent, et le duc d’Anjou n’était nullement scrupuleux sur les moyens de s’en procurer.
  6. Charles V ne mourut pas à Paris, comme le dit Froissart, mais au château de Beauté-sur-Marne, à une demi-lieue de Vincennes, le 16 septembre 1380, âgé de 46 ans, et dans la dix-septième année de son règne.