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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

force leur sourdoit trop grande, si se retrairent devers la porte en combattant, en traiant et escarmouchant. Si en y eut plusieurs blessés du trait et navrés d’une part et d’autre ; et par espécial messire Thomas de Rodes, un chevalier d’Allemagne, fut trait d’un vireton et percé tout outre le bassinet parmi la tête, duquel coup il mourut trois jours après : dont ce fut dommage, car il étoit moult appert chevalier. Si rentrèrent les François et les Bretons en Nantes à peu de dommage, et eurent six prisonniers. Et demeura la chose en cet état, et toujours les Anglois sur leur garde ; car toutes les nuits ils n’attendoient autre chose que d’être réveillés.

Ainsi se tenoient là devant Nantes à siége le comte de Bouquinghen et ses gens, et attendoient tous les jours le duc de Bretagne, qui point ne venoit, ni de ce que promis et juré leur avoit rien il n’en tenoit, dont ils étoient tous émerveillés à quoi il pensoit ; car de lui n’oyoient nulles nouvelles. Bien envoyèrent par devers lui aucuns messagers et lettres qui remontroient que il faisoit mal quand il ne tenoit les convenances telles que il les avoit promises et jurées à tenir par sa foi et accomplir, en la cité de Rennes. Mais de toutes les lettres que le comte de Bouquinghen y envoya, oncques n’en eut réponse ; et supposoient les Anglois que leurs messagers étoient morts sur le chemin ; car nul n’en retournoit ; et voirement alloient-îls en trop grand péril, et toutes gens aussi, si ils n’étoient du pays et bien accompagnés, entre Nantes et Hainbont ; car les chemins étoient si près guettés des gens d’armes du pays, que nul ne pouvoit passer qu’il ne fût pris et que on ne sçût quelle chose il quéroit et vouloit ; et si il portoit lettres des Anglois au duc, et du duc aux Anglois, il étoit mort. Avec tout ce les fourrageurs de l’ost n’osoient chevaucher sur le pays, en allant en fourrage, fors en grandes routes ; car les chevaliers et écuyers du pays étoient recueillis ensemble, et ne vouloient nullement que leurs terres fussent foulées ni courues : si que, quand ils trouvoient dix, ou vingt ou trente varlets, ils les occioient, ou leur tolloient le leur et leurs chevaux, et les battoient et navroient ; ni on n’en pouvoit avoir autre chose, dont ceux de l’ost étoient moult courroucés et n’en savoient sur qui prendre l’amende. Au voir dire le duc de Bretagne tiroit trop fort qu’il pût avoir ses gens d’accord, pour venir aider à mettre le siége devant Nantes par la terre et par la rivière, ainsi que ordonnance se portoit, et que en convenant il avoit eu à Rennes au comte de Bouquinghen ; mais il n’en pouvoit venir à chef ; et disoient barons, chevaliers et écuyers, que jà ils n’aideroient à détruire leur terre pour la guerre des Anglois ; ni tant que les Anglois fussent en Bretagne, ils ne s’armeroient avec lui. Et le duc leur remontroit pourquoi donc ils avoient consenti et ordonné de commencement au mander les Anglois. Ils répondoient que ce avoit été plus pour donner crémeur au roi de France et à son conseil, afin que ils ne fussent menés, fors aux anciens usages, que pour autre chose ; et au cas que le roi de France ne leur veult que tout bien, ils ne lui vouloient point de guerre. Autre chose ni autre réponse n’en pouvoit le duc avoir.

D’autre part le sire de Cliçon, connétable de France, le sire de Dinan, le sire de Laval, le vicomte de Rohan, le sire de Rochefort et tous les grands barons hauts et puissans au pays de Bretagne se tenoient tous ensemble, leurs villes, leurs châteaux et forteresses clos et bien gardés ; et disoient au duc, ou faisoient dire par leurs messagers, que bien s’avisât ; car il avoit été simplement conseillé d’avoir mandé les Anglois et de les avoir mis au pays pour guerroyer et détruire sa terre ; et que nul confort il n’auroit d’eux : mais si il alloit devant Nantes à siége, ainsi comme on avoit entendu que il le devoit faire, on lui détruiroit toute sa terre à tous lez ; et lui donneroient tant d’empêchemens que il ne sauroit auquel lez entendre : mais se voulsist reconnoître et remettre en l’obéissance du roi de France, ainsi que faire le devoit et que tenu y étoit, et ils se faisoient forts et portoient outre que ils lui feroient sa paix envers le jeune roi de France. Et lui remontroient encore telles paroles en disant ainsi, que tel avoit encontre courage le roi Charles mort, qui viendroit et demeureroit grandement en l’amour du jeune roi son fils. De toutes telles choses des plus hauts barons de Bretagne étoit le duc servi. Si ne savoit au voir dire auquel, pour le mieux, entendre ; car il ne trouvoit nul sûr état en ses gens : si lui convenoit dissimuler, voulsist ou non. Et toudis se tenoit le siége devant Nantes.

Le jour Notre-Dame des Avents[1] au soir, eu-

  1. Le 8 décembre 1380.