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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

d’avril, et toutes ses gens, bannières déployées en ordonnance de bataille, et s’en vinrent ainsi sur le hâvre où leurs nefs étoient. Si entrèrent dedans ordonément ; et fut au hâvre là tout le jour à l’ancre ; et là vinrent le duc de Bretagne, messire Alain de la Houssoye, le sire de Montbourchier, messire Étienne Guion, messire Guillaume de Tanneguy, messire Geffroy de Caremiel, et plusieurs autres de son conseil ; et envoyèrent devers le comte qui étoit en sa nef, dire que le duc vouloit parler à lui. Le comte n’y vouloit mie venir, mais y envoya le seigneur de Latimer et messire Thomas de Percy. Ces deux vinrent parler au duc de Bretagne, et furent ensemble en parlement bien trois heures ; et fut ordonné des Anglois à leur département que ils feroient tant devers le comte que à l’autre jour il et le duc auroient un autre parlement ensemble ; et revinrent sur cel état à leur nef, et remontrèrent tout ce au comte, et quelle chose ils avoient trouvé au duc de Bretagne. Quand ce vint après mie-nuit et le flot revint, les mariniers eurent vent à volonté, si demandèrent au comte quelle chose il vouloit faire. Le comte qui ne vouloit plus avoir de parlement au duc, dit : « Tirez les ancres amont, avalez les câbles et nous partons. » Tantôt fut fait et désancré. Adonc se départirent les Anglois du hâvre de Vennes et singlèrent devers Angleterre : aussi firent ceux des autres hâvres et ports ; tous se remirent ensemble sur la mer. Or parlerons-nous d’aucuns chevaliers et écuyers qui retournèrent par terre à Chierbourch, et recorderons quelle chose leur avint sur leur chemin par terre.


CHAPITRE LXXXIV.


Comment un écuyer françois, nommé Jean Bourcinel, oppressa de faire armes un écuyer anglois qui fort y obvia.


Le connétable de France, qui pour le temps se tenoit au châtel de Jocelin, à sept lieues près de Vennes, avoit donné sauf-conduit de aller leur chemin débonnairement à aucuns chevaliers anglois et navarrois de la garnison de Chierbourch qui avoient en ce voyage servi le comte de Bouquinghen ; entre lesquels messire Yon Fit-Varin, messire Guillaume Clinton et messire Jean Burlé étoient. Et se partirent ceux de Vennes, et prirent le chemin de chastel Jocelin, car c’étoit leur voie ; et vinrent là ; et se logèrent en la ville au dehors du châtel, et ne cuidoient ni vouloient fors dîner et tantôt partir. Quand ils furent descendus à leur hôtel, ainsi que gens passans qui se vouloient dîner, les compagnons du châtel, chevaliers et écuyers, les vinrent voir, ainsi que gens d’armes s’entrevoient volontiers, et espécialement François et Anglois. Entre les François avoit un écuyer, bon homme d’armes et renommé, lequel étoit à monseigneur Jean de Bourbon, comte de la Marche, et le plus prochain qu’il eût, et de ses écuyers qu’il aimoit le mieux ; et s’appeloit cil écuyer Jean Bourcinel, lequel avoit été au temps passé en garnison à Valognes avec messire Guillaume Des Bordes et les François à l’encontre de Chierbourch, et avoit eu de ce temps paroles d’armes par plusieurs fois à un écuyer anglois qui là étoit, et qui s’appeloit Nicolas Cliffort. Quand ces chevaliers et écuyers françois furent venus au Bourg Bas, à l’hôtel où les Anglois étoient logés, et que ils eurent parlé ensemble et avisé et regardé l’un l’autre, Jean Bourcinel commença à parler et dit à Nicolas Cliffort : « Nicolas, Nicolas, par plusieurs fois nous sommes-nous ahatis et devisés à faire fait d’armes, et point ne nous sommes-nous trouvés en place où nous le pussions faire. Or sommes-nous maintenant ci, devant monseigneur le connétable et les seigneurs, si le ferons tout assurément, et je vous en requiers de trois coups de lances. » Nicolas répondit à celle heure et parole, et dit : « Jean, vous savez que nous sommes ainsi que pélerins sur notre chemin, au sauf-conduit de monseigneur le connétable, et que ce que vous me requérez ne se peut faire maintenant, car je ne suis pas chef du sauf-conduit ; mais suis dessous ces chevaliers qui cy sont ; et si je voulois demeurer, si ne demeureroient-ils pas, si il ne leur venoit à point. » Là, répondit l’écuyer françois, et dit : « Nicolas, ne vous excusez point par ce parti. Laissez vos gens partir si ils veulent, car je vous ai en convenant, armes faites, que je vous ferai remettre en la porte de Chierbourch, sans dommage et sans péril : ainçois vous y conduirai-je que vous n’y fussiez sûrement mené, et de ce je me fais fort de monseigneur le connétable. » Donc, répondit Nicolas et dit : « Or prenez que ainsi fut, et du mener je vous crois assez ; mais vous véez que nous che-