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LIVRE II.

vauchons parmi ce pays, tous dépourvus d’armures, ni nous n’en avons nulles avec nous, et si je me voulois armer, je n’ai de quoi. » — « Hà ! répondit Jean, Nicolas, ne vous excusez pas sur ce parti ; car je vous dirai que je vous ferai ; j’ai des armures assez en mon commandement. Je vous ferai apporter en la place où nous ferons fait d’armes deux harnois tous égaux, autels les uns comme les autres ; et quand ils seront là mis et couchés, vous les aviserez et regarderez, et lequel que vous voudrez je vous mets à choix, et élirez et prendrez, et de celui vous vous armerez ; et de l’autre je me armerai. » Quand Nicolas Cliffort se vit argué et pointé si avant, si fut tout vergogneux et honteux, pour ceux d’environ qui oyoient les paroles ; et lui sembloit que Jean lui offroit tant de choses, que il ne le pouvoit pour son honneur refuser ; car encore lui disoit Jean : « Prenez tous les partis que vous voulez, je m’y assentirai avant que nous ne fassions fait d’armes. » Et tant que Nicolas répondit : « Je en aurai avis ; et ainçois que je me parte je vous en signifierai aucune chose ; et si il est ainsi que ce ne puisse faire bonnement maintenant, et que mes seigneurs qui sont cy, dessous qui je suis, ne le me veulent accorder, moi retourné à Chierbourch, traiez vous à Valognes, signifiez-moi votre venue ; tantôt et incontinent je m’en irai vers vous et vous délivrerai. » — « Nennil, nennil, dit Jean, n’y quérez nulles éloignes. Je vous ai offert tant de si honorables offres, que nullement vous ne pouvez partir à votre honneur, si vous ne faites cy fait d’armes, quand je vous en requiers. » Encore de ces paroles Nicolas fut plus courroucé que devant, car il lui sembloit, et voir étoit, que cil parloit grandement contre son honneur. À ce coup se retrairent dedans le châtel les François ; et les Anglois se retrairent en leur hôtel et se dînèrent. Quand ces compagnons chevaliers et écuyers furent retournés devers le châtel, vous pouvez bien croire et savoir que ils ne se tinrent pas des paroles d’armes que Jean Bourcinel avoit faites et présentées à Nicolas Cliffort ; et tant que le connétable en ot la connoissance : si pensa sus un petit ; et lors lui prièrent les chevaliers et écuyers qui là étoient que il voulsist rendre peine à ce que cil fait d’armes se fît. Et le connétable, quand il les ouït, répondit : « Volontiers. »


CHAPITRE LXXXV.


Comment ung écuyer anglois, nommé Nicolas Cliffort, occit un écuyer françois nommé Jean Bourcinel, en fait d’armes, dont Nicolas ne se sçut excuser.


Quand ce vint après dîner, les chevaliers d’Angleterre qui là étoient, et qui partir se vouloient, s’en vinrent au châtel devers le connétable pour le voir et parler à lui ; car il leur devoit bailler du moins un chevalier qui les devoit mener et conduire tout leur chemin parmi Bretagne et Normandie jusques à Chierbourch. Quand ils furent venus au châtel, le connétable les reçut moult doucement, et puis dit : « Je vous arrête tous et vous défends à non partir meshuy ; demain au matin après messe, vous verrez fait d’armes de votre écuyer et du nôtre, et puis vous dînerez avec moi : le dîner fait vous partirez ; et vous baillerai bonnes gardes qui vous guideront et mèneront jusqu’à Chierbourch. Or s’avisent les deux écuyers Jean et Nicolas, car il convient que au matin ils fassent fait d’armes ; jamais n’en seront déportés. » Ils lui accordèrent et burent de son vin, et puis retournèrent en leurs hôtels.

Quand ce vint au matin, tous deux furent à une messe et se confessèrent et communièrent, et puis montèrent à cheval les seigneurs de France d’une part et les Anglois d’autre, et s’en vinrent tous ensemble en une place toute unie au dehors du châtel Jocelin, et là s’arrêtèrent. Jean Bourcinel avoit pourvu deux harnois d’armes bons et suffisans, ainsi que l’affaire le demandoit et que à l’écuyer anglois promis l’avoit. Si les fit là tous pareillement étendre et mettre sur la terre, et puis dit à Nicolas : « Prenez premier. » — « Par ma foi, répondit l’Anglois, non ferai, vous prendrez premier. » Là convint que Jean prit premier ; et s’arma de toutes pièces, parmi ce que on lui aida, ainsi comme un homme d’armes se doit armer. Et aussi fit Nicolas. Quand ils furent tous armés, ils prirent leurs lances à bons fers de Bordeaux, qui étoient tout d’une longueur, et se mit chacun où il se devoit mettre pour venir de course et faire fait d’armes ; et avoient avalé leurs bassinets et clos leurs visières, et puis s’en vinrent pas pour pas l’un contre l’autre. Quand ils durent approcher, ils abaissèrent leurs glaives, et les mirent en point pour adresser l’un l’autre. Tout du premier coup Ni-