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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

colas Cliffort consuivit de son glaive Jean Bourcinel en la poitrine d’acier amont. Le fer du glaive coula outre à l’autre lez, et ne le prit point à la plate d’acier, mais esclissa amont en coulant, et passa tout outre le camail qui étoit de bonnes mailles, et lui entra au col, et lui coupa la veine orgonal, et lui passa tout outre à l’autre lez ; et rompit la hanste de-lez le fer ; et demeura le fer et le tronçon ens ou haterel de l’écuyer, qui étoit de ce coup navré à mort, ce pouvez-vous bien croire. L’écuyer anglois passa outre et mit sa lance jus qui étoit brisée, et s’en vint vers sa chaière ; l’écuyer françois qui se sentoit féru à mort s’en alla jusques à sa chaière, et là s’assit. Les seigneurs de son côté qui avoient vu le coup, et qui lui voyoient le tronçon porter au haterel, vinrent celle part : on lui ôta tantôt le bassinet, et lui ôta-t-on le tronçon et le fer : si très tôt comme il l’eut hors du col, il tourna d’autre part sans rien dire et chey là et mourut, ni oncques l’écuyer anglois qui venoit là le cours pour lui aider, car il savoit paroles pour étancher, n’y pot venir à temps que il ne le trouvât mort. Lors n’eut en Nicolas Cliffort que courroucer, quand il vit que par mésaventure il avoit mort un si vaillant homme et bon homme d’armes. Qui vit là le comte de la Marche, qui aimoit l’écuyer mort sur toutes rien, courroucer et demener et regreter, il en put et dut avoir grand’pitié. Le connétable qui étoit présent le confortoit et disoit : « En tels faits ne doit-on attendre autre chose. Il est mésavenu à notre écuyer ; mais l’Anglois ne le peut amender. » Adonc dit-il aux chevaliers d’Angleterre : « Allons, allons dîner, il est temps. » Le connétable, ainsi que malgré eux les mena au chàtel pour dîner avec lui ; car ils n’y vouloient aller, tant étoient courroucés de la mort de celui. Le comte de la Marche pleuroit moult tendrement et regretoit son écuyer. Nicolas Cliffort s’en vint à son hôtel, et ne vouloit nullement aller dîner au chàtel, tant pour le grand courroux que il avoit de la mort de icelui écuyer françois, que pour les parens et amis d’icelui : mais le connétable l’envoya querre ; et le convint venir au châtel. Quand il fut devant lui, il lui dit : « Certes, Nicolas, je crois assez et vois bien que vous êtes courroucé de la mort Jean Bourcinel ; mais je vous excuse, vous ne l’avez pu amender ; et si Dieu me veuille aider, si j’eusse été au parti où vous étiez, vous n’en avez fait chose que je n’en eusse fait ; car mieux vaut gréver son ennemi que ce que on soit grevé de lui. Telles sont les parçons d’armes. » Adoncques se assit-on à table : si dînèrent les seigneurs tout à loisir : après dîner et le vin pris, le connétable appela messire le Barrois des Barres et lui dit : « Barrois, ordonnez-vous, je veux que vous conduisiez ces Anglois jusques à Chierbourch ; et faites partout ouvrir villes et châtels, et leur administrer ce qui leur besogne. » Le Barrois répondit et dit : « Monseigneur, volontiers. » Adonc prirent les Anglois congé au connétable de France et aux chevaliers qui là étoient. Si vinrent à leurs hôtels ; tout étoit troussé et appareillé ; si montèrent à cheval et partirent du châtel Jocelin, et chevauchèrent devant eux pour aller à Pont-Oson et au Mont-Saint-Michel ; et étoient au convoi et en la garde de ce gentil chevalier le Barrois des Barres, qui oncques ne les laissa ni en Bretagne ni en Normandie, si furent entrés à Chierbourch. Ainsi se départit l’armée du comte de Bouquinghen par mer et par terre.

Or retournerons-nous aux besognes de Flandre, et dirons comment cil de Gand se maintinrent ; et aussi du comte Louis de Flandre comment il persévéra sur eux et leur fit guerre moult forte durement.


CHAPITRE LXXXVI.


Comment ceux de la ville de Bruges et du Franc mandèrent le comte Louis ; et de l’entreprise qu’il fit sur ceux de la ville d’Yppre.


Bien est vérité que le comte de Flandre à ce commencement ne craignoit ni doutoit les Gantois que trop petit, et les pensoit bien à soumettre par sens et par armes petit à petit, puisque Jean Lyon et Jean Pruniaux étoient morts. Mais les Gantois avoient encore de grands capitaines èsquels ils avoient grand’fiance, et par lesquels ils ouvroient du tout ; et étoit Rasse de Harselles, capitaine de ceux de la chastellerie de Gand, et Jean de Lannoy, capitaine de la chastellerie de Courtray. Encore y étoient capitaines, Jean Boulle, Piètre du Bois, Arnoux le Clerc et Pierre de Wintre. En ce temps se émut un content entre les gros et les menus de Bruges ; car les menus métiers vouloient faire à leur entente, et les gros ne le purent souffrir. Si se rebellèrent, et y en eut de foulons et de tisserands morts