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LIVRE II.

pris l’abbaye, si en furent moult courroucés. Si avisèrent que ils enverroient cette nuit leurs espies cette part, pour savoir si à lendemain ils y seroient trouvés. Ainsi comme ils ordonnèrent ils firent. Leurs espies rapportèrent au matin que les blancs chaperons demeureroient là ce jour, car ils s’ordonnoient pour y demeurer ; dont les seigneurs furent moult réjouis. Adonc s’armèrent le sire d’Enghien, le sire de Montigny, le sire de Lens, le sire de Brifeuil, messire Michel de la Hamède et plus de six cents chevaliers et écuyers de Hainaut et bien autant de Flandre ; et se départirent de Audenarde environ trois cents lances, et plus de mille, que arbalêtriers que gros varlets, et vinrent à Exain. Quand ils durent approcher Exain, ils envoyèrent devant messire Daniel de Hallevin atout cent lances, pour commencer le hutin, et attraire hors de l’abbaye Arnoux Clerc, et aussi pour attendre leurs gros varlets et arbalêtriers qui venoient tous de pied, et pour eux mettre en ordonnance. Messire Daniel, messire Jean de Disquemne et le Hazle de Flandre s’en coururent devant éperonnant, et entrèrent en la place devant l’abbaye de Exain en écriant : « Flandre au Lyon ! au bâtard ! » Ces Gantois ne se donnoient de garde de cette embûche ; car il étoit encore assez matin : si n’étoient mie tous appareillés. Nonpourquant ceux qui avoient fait le guet la nuit se mirent ensemble et recueillirent et ensoignèrent les chevaliers et leurs gens qui là venoient ; et entrementres s’armoient les autres. Avant que Arnoux Clerc pût avoir remis toutes ses gens ensemble, le sire d’Enghien, le sire de Lens, le sire de Brifeuil, le sire d’Escornay, le sire de Montigny et leur bataille entrèrent par derrière en la ville, en écriant : « Enghien ! au seigneur ! » Et se boutèrent de grand’volonté en ces Gantois et en ces blancs chaperons qui point ne durèrent ; mais se ouvrirent et ne tinrent oncques point de conroi ni de ordonnance. Des quinze cens en y ot bien de morts en la place et sur les champs onze cens ; et y fut occis Arnoux Clerc en fuyant, et féru de deux piques tout parmi le corps, et là appuyé contre une haie. Après cette déconfiture retournèrent le sire d’Enghien et les autres chevaliers en Audenarde, et tinrent cette besogne à grand’prouesse ; et sachez que le comte de Flandre, qui pour ce temps se tenoit à Bruges, quand il en sçut les nouvelles, si en fut grandement réjoui, et dit du seigneur d’Enghien : « Par ma foi ! il y a en lui un bon enfant et qui sera encore un vaillant homme. » Au voir dire du seigneur d’Enghien, c’étoit tout le cuer du comte de Flandre, et ne l’appeloit mie le comte son cousin, mais son beau-fils.


CHAPITRE C.


Comment les Gantois se prirent les plusieurs à ébahir de leur conduite et devises en requoi.


Quand les nouvelles furent venues à Gand que Arnoux Clerc étoit mort et leurs gens déconfits, si se commencèrent les plusieurs à ébahir et à dire entr’eux : « Nos besognes se portent mal ; petit à petit on nous occit nos capitaines et nos gens ; nous avons mal exploité de avoir ému guerre contre notre seigneur le comte ; car nous usera petit à petit. À mal nous redonderont les haines de Jean Lyon et de Gisebrest Mahieu ; nous avons trop soutenu et élevé les opinions de Jean Lyon et de Piètre du Bois : ils nous ont boutés si avant dans cette guerre et en cette haine envers le comte notre seigneur que nous n’y pouvons ni savons trouver voie de merci ni de paix : encore vaudroit-il mieux que vingt ou trente le comparassent que toute la ville. » Ainsi disoient les plusieurs en requoi l’un à l’autre ; car généralement n’étoit-ce mie, pour la doute des mauvais qui étoient tous d’une secte, et qui s’élevoient en puissance de jour en jour, qui en devant étoient povres compagnons et sans nulle chevance. Or avoient-ils or et argent assez ; car quand il leur en failloit et ils se complaignoient à leurs capitaines, ils étoient ouïs et tantôt confortés. Car on avisoit aucuns simples hommes et riches en la ville, et leur disoit-on : « Allez, et dites à tels et à tels que ils viennent parler à nous. » On les alloit querre. Ils venoient ; ni ils n’osassent contester. Là leur étoit dit : « Il faut à la bonne ville de Gand finance pour payer nos soudoyers qui aident à garder nos juridictions et défendre nos franchises ; il faut vivre les compagnons. » Et là mettoient finance toute telle que on leur demandoit ; car si ils dissent du non, ils fussent tantôt morts ; et leur mit-on sus que ils fussent traîtres à la bonne ville de Gand et que ils ne vouisissent mie le profit et l’honneur de la ville. Ainsi étoient les mauvais garçons maîtres de