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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

la ville, et forent, tant que la guerre dura entr’eux et le comte leur seigneur. Et au voir dire, si les riches et les nobles de la ville de Gand étoient battus de telles verges, on ne les en devoit ou doit point plaindre, ni ils ne se pouvoient excuser par leur record même, que ils ne fussent cause de tous tels forfaits. Raison pourquoi : quand le comte de Flandre leur envoya son baillif pour contraindre et justicier aucuns rebelles et mauvais, ne pouvoient-ils demeurer tous de-lez lui et l’avoir conforté à faire justice ? Lesquels y furent ? on en trouve bien petit. Ils avoient aussi cher, à ce que ils montroient, que la chose allât mal que bien, et que ils eussent guerre à leur seigneur, que paix. Et bien pouvoient sentir et connoître que, si ils faisoient guerre, méchans gens seroient seigneurs de leur ville et seroient leurs maîtres, et ne les en ôteroient mie quand ils voudroient ; ainsi comme il en est avenu à Jean de la Faucille qui, par lui dissimuler et partir de la ville de Gand et venir demeurer en Hainaut, s’en cuida ôter et purger, et que des haines de Flandre, tant du comte son seigneur que de la ville de Gand, dont il étoit de nation, il n’en fut en rien demandé : mais si fut, dont il mourut. Et vraiment ce fut dommage, car cil Jean de la Faucille en son temps fut un sage et très notable homme. Mais on ne pouvoit à présent clocher devant les seigneurs ni leurs consaulx ; car ils y véoient trop clair. Il avoit bien sçu les autres aider et conseiller ; et de lui-même il ne sçut mie prendre le meilleur chemin. Je ne sais de vérité si des articles dont il fut examiné de mon sire Simon Rin au chastel de Lille, il fut coupable. Mais les chevaliers, avec la perverse fortune qui tourna tout à un faix sur lui, le menèrent si très avant que il en mourut ; et aussi ont fait tous les capitaines de Gand qui, ou coiement ou ouvertement, ont tenu et soutenu rebellion encontre leur seigneur ; et aussi ont moult d’autres gens de la ville de Gand, mêmement ceux espoir qui coulpe n’y avoient, si comme vous orrez recorder de point en point en l’histoire ci-après.


CHAPITRE CI.


Comment Piètre du Bois doutant la fin de sa condition enorta Philippe d’Artevelle de prendre le gouvernement des Gantois, et comment il enorta et avertit le peuple de Gand.


Quand Piètre du Bois vit que la ville de Gand affoiblissoit tant de capitaines, et il se trouvoit ainsi que tout seul, et que les riches hommes se commençoient à tanner et à lasser de la guerre, si se douta trop fort et imagina que si, par nul moyen du monde, paix se foisoit entre le comte et la ville de Gand, quelques traités ni quelques liens de paix ni d’accord que il y eût, il convenoit que il y mît la vie. Si lui alla souvenir et souvenoit souvent de Jean Lyon qui fut son maître, et par quel art il avoit ouvré ; et véoit bien que il tout seul ne pouvoit avoir tant de sens ni de puissance que de gouverner la ville de Gand ; et n’en vouloit mie avoir le principal faix, mais il vouloit bien de toutes les folles emprises couvertement avoir le soin. Si se avisa adonc de un homme, de quoi en la ville de Gand on ne se donnoît garde, sage et jeune homme assez, mais son sens n’étoit point connu, ni on n’en avoit eu jusques à ce jour que faire. Et celui on appeloit Philippe d’Artevelle ; et fut fils anciennement de Jacques d’Artevelle, lequel en son temps ot sept ans tout le gouvernement de la comté de Flandre. Et avoit ce Piètre du Bois trop de fois ouï recorder à Jean Lyon, son maître, et aux anciens de Gand que oncques le pays de Flandre ne fut si crému, si aimé ni si honoré que le temps que Jacques d’Artevelie en ot le gouvernement ; et encore disoient les Gantois tous les jours : « Si Jacques d’Artevelle vivoit, nos choses seroient en bon état ; nous aurions paix à volonté, et seroit le comte notre sire toüt lie quand il nous pourroit tout pardonner. » Piètre du Bois se avisa sur ces paroles en soi-même, et regarda que Jacques d’Artevelle avoit un fils qui s’appeloit Philippe, assez convenable et gracieux homme, que la roine d’Angleterre Philippe[1] avoit anciennement, du temps qu’elle étoit à Gand, et que le siége fut devant Tournay, levé sur fonts et tenu, pour l’amour de laquelle il ot à nom Philippe. Piètre du Bois s’en vint un soir chieux ce Philippe qui demeuroit avec sa demoiselle de mère[2], et vi-

  1. Philippe de Hainaut, épouse d’Édouard III.
  2. Les femmes même mariées, mais non nobles, portaient le nom de demoiselles.