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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

du pont, ceux de Londres, pourtant qu’ils avoient clos les portes du pont ; et disoient que ils arderoient tous leurs faubourgs et conquerroient Londres par force, et l’arderoient et détruiroient. Toute la commune de Londres où moult y avoit de gens qui étoient de leur accord, se mirent ensemble et demandèrent : « Pourquoi ne laisse-t-on pas ces bonnes gens entrer en la ville ? Ce sont nos gens, et tout ce qu’ils font c’est pour nous. » Adoncques de force il convint que les portes fussent ouvertes. Si entrèrent ces gens tout affamés dedans la ville, et se boutèrent tantôt par les maisons bien pourvues de pourvéances, et s’acquittèrent au boire et au manger. On ne leur véoit rien, mais étoit-on tout appareillé de leur faire bonne chère et de leur mettre avant boire et vivres pour eux apaiser. Adonc s’en allèrent les capitaines Jean Balle, Jacques Strau et Wautre Tuillier tout droit parmi Londres, en leur compagnie plus de trente mille hommes, à l’hôtel de Savoie, au chemin de Westmoustier le palais du roi, un très bel hôtel séant sur la Tamise et l’hôtel du duc de Lancastre. Tantôt ils entrèrent dedans et tuèrent les gardes, et l’ardirent en feu et en flambe. Quand ils eurent fait cet outrage, ils ne cessèrent mie atant, mais s’en allèrent en la maison des hospitaliers de Rodes[1] que on dit Saint-Jean de Calerwille[2], et ardirent maison, moûtier, hôpital et tout. Avec tout ce ils allèrent de rue en rue, et tuèrent tous les Flamands que ils trouvèrent, en églises, en moûtiers et en maisons ; ni nuls n’en étoient déportés ; et efforcèrent plusieurs maisons de Lombards[3] ; et prirent des biens qui dedans étoient, à leur volonté, car nul ne leur osoit aller au devant ; et tuèrent en la ville un riche homme que on appeloit Richard Lyon, au quel du temps passé en France Wautre Tuillier, ens ès guerres, avoit été varlet. Mais Richard Lyon avoit une fois battu son varlet ; si lui en souvint et y mena ses gens, et lui fit couper la tête devant lui, et mettre sur une lance et porter parmi les rues de Londres. Ainsi se demenoit ce méchant peuple, comme gens forcennés et enragés ; et firent ce jeudi moult de desrois parmi Londres.


CHAPITRE CXI.


Comment ce désolé peuple anglois s’en vint loger devant la tour de Londres, et de ce qu’il fut conseillé et avisé pour lors.


Quand ce vint sur le soir, ils s’en vinrent tous loger et assembler en la place que on dit Sainte-Catherine, devant la cour et le chastel de Londres ; et disoient que jamais de là ne partiroient si auroient eu le roi à leur volonté, et leur auroit accordé tout ce que ils demanderoient. Et disoient outre que ils vouloient compter au chancelier d’Angleterre et savoir que les grands avoirs que on avoit levés parmi le royaume d’Angleterre, puis cinq ans, étoient devenus ; et s’il n’en rendoit bon compte et suffisant à leur plaisance, mal pour lui. Sur cet état, quand ils eurent fait tout le jour assez de maux aux étrangers parmi Londres, ils se logèrent devant la tour. Si pouvez bien croire et savoir que c’étoit grand’hideur pour le roi et pour ceux qui dedans avecques lui étoient ; car à la fois cil méchant peuple huoit si haut que il sembloit que tous les diables d’enfer fussent entr’eux. Sur le soir avoit eu en conseil le roi d’Angleterre, ses frères et les barons qui en la tour étoient, parmi l’avis de sire Jean Walourde, maieur de Londres, et d’aucuns bourgeois de Londres notables, que sur la mie nuit on viendroit tous armés par quatre rues de Londres courir sur ces méchans gens, qui bien étoient soixante mille, entretant qu’ifs dormiroient, car ils seroient tous enivrés, et on en tueroit autant que de mouches ; car de vingt n’en y avoit un armé. Et vous dis que les bonnes gens et riches de Londres étoient bien aisés[4] de ce faire ; car ils avoient secrètement repus leurs amis en leurs maisons et leurs varlets qui étoient armés ; et aussi messire Robert Canolle étoit en son hôtel et gardoit son trésor à plus de six vingt compagnons tous apprêtés, qui tantôt fussent saillis avant, si ils eussent été avertis. Aussi fut messire Perducas de la Breth, qui pour ce temps étoit à Londres. Et se fussent bien trouvés entre sept et huit mille hommes tous armés. Mais il n’en fut rien fait ; car on douta trop le demeurant du commun étant en la dite ville de Londres. Et disoient les sages, comme le comte de Sallebery et les autres, au roi : « Sire, si vous les pouvez apaiser

  1. Les chevaliers hospitaliers de Rhodes.
  2. Clerkenwell.
  3. Les Lombards faisaient surtout alors le commerce de la banque.
  4. Avaient bien la facilité.