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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/208

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

gens si bien fondés de par lui qu’ils diroient et remontreroient pleinement son intention et ce que arrestéement il en feroit. Ils n’en purent avoir autre réponse. Bien leur suffisit, ils retournèrent. Au jour que monseigneur leur assigna si vinrent à Tournay, de par lui, le sire de Ramseflies, le sire de Gruthuse, messire Jean Villain et le prévôt de Harlebecque. Ceux remontrèrent moult bellement la volonté et le certain arrêt de celle guerre, et comment la paix peut être entre monseigneur et la ville de Gand : il veut, et déterminément il dit, que autre chose n’en fera, que tout homme de la ville de Gand, excepté les prélats de l’Église et les religieux, dessus l’âge de quinze ans et dessous l’âge de soixante ans, soient tous nuds en leurs linges robes, nuds chefs et nuds pieds, et la hart au col vuident de la ville de Gand, et voisent jusques à Douze, et outre ens ès plains de Burlesquans ; et la trouveront monseigneur de Flandre et ceux que il lui plaira là amener. Et quand il nous verra en ce parti, tous à genoux et mains jointes, criant merci, il aura pitié et compassion de nous, s’il lui plaît. Mais je ne puis voir ni entendre par la relation de son conseil, que il n’en convienne mourir honteusement, par punition de justice et de prison, la greigneur partie du peuple qui là sera venu en ce jour. Or regardez si vous voulez venir à paix par ce parti. »

Quand Philippe ot parlé, ce fut grand’pitié de voir hommes, femmes et enfans, pleurer et tordre leurs poings, pour l’amour de leurs pères, de leurs frères, de leurs maris et de leurs voisins. Après ce tourment de noise, Philippe d’Artevelle reprit la parole et dit : « Or, paix ! paix ! » et on se tut. Si très tôt comme il recommença à parler, il dit : « Bonnes gens de Gand, vous êtes en celle place la greigneur partie du peuple de Gand ci assemblés, si avez ouï ce que j’ai dit : si n’y vois autre remède ni pourvéance nulle que brief conseil ; car vous savez comme nous sommes menés et étreints de vivres, et il y a tels trente mille têtes en celle ville qui ne mangèrent de pain, passé a quinze jours. Si nous faut faire de trois choses l’une : la première si est que nous nous enclouons en celle ville et enterrons toutes nos portes, et nous confessions à nos loyaux pouvoirs, et nous boutons ens ès églises et ès moûtiers, et là mourons confès et repentans, comme gens martyrs de quoi on ne veut avoir nulle pitié. En cel état, Dieu aura merci de nous et de nos âmes ; et dira-t-on par tout où les nouvelles en seront ouïes et sçues que nous sommes morts vaillamment et comme loyaux gens. Ou nous nous mettons tous en tel parti, que hommes, femmes et enfans allons crier merci, les hars au col, nuds pieds et nuds chefs, à monseigneur de Flandre. Il n’a pas le cœur si dur ni si hautain que quand il nous verra en tel état, que il ne se doie humilier et amollir, et de son povre peuple il ne doie avoir merci. Et je, tout premier, pour lui ôter de sa félonnie, présenterai ma tête ; et vueil bien mourir pour l’amour de ceux de Gand. Ou nous élisions en celle ville cinq ou six mille hommes des plus aidables et les mieux armés, et le allons quérir hâtivement à Bruges et le combattre. Si nous sommes morts en ce voyage, ce sera honorablement ; et aura Dieu pitié de nous, et le monde aussi ; et dira-t-on que vaillamment et loyaument nous avons soutenu et parmaintenu notre querelle. Et si en celle bataille Dieu a pitié de nous, qui anciennement mit puissance en la main de Judith, si comme nos pères le nous recordent, qui occit Olofernes qui étoit, dessous Nabucodonosor, duc et maître de sa chevalerie, parquoi les Assiriens furent déconfits, nous serons le plus honoré peuple qui ait régné puis les Romains. Or regardez laquelle des trois choses vous voulez tenir ; car l’une des trois faut-il faire. »

Adonc répondirent ceux qui le plus prochains de lui étoient et qui le mieux sa parole ouïe avoient : « Ha, cher sire ! nous avons tous en Gand grand’fiance en vous que vous nous conseillerez : si nous dites lequel nous ferons. » — « Par ma foi, dit Philippe, je conseille que nous allions tous à main armée devers monseigneur : nous le trouverons à Bruges, et lors, quand il saura notre venue, il istra contre nous et nous combattra ; car l’orgueil de cils de Bruges qui nous héent et de cils qui sont avecques lui, et lesquels nuit et jour l’informent sur nous, lui conseilleront de nous combattre. Si Dieu ordonne, par sa grâce, que la place nous demeure et que nous déconfissions nos ennemis, nous serons recouvrés à tous jours mais et les plus honorés gens du monde ; et si nous sommes déconfits, nous mourrons honorablement et aura Dieu pitié de nous ; et parmi tant le demeurant de Gand se passera ; et en aura merci le comte notre sire. »