Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
206
[1382]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Les Gantois, qui étoient forts et serrés, et qui connurent bien que leurs ennemis étoient déconfits, commencèrent à abattre et à ruer jus devant eux à deux côtés, et à tuer gens, et toujours à aller devant eux, sans point des-router, et le bon pas ; et à crier : « Gand ! Gand ! » et à dire entre eux : « Avant ! avant ! Suivons chaudement nos ennemis ; ils sont déconfits, et entrons en Bruges avec eux : Dieu nous a ce jour regardés en pitié. » Et ainsi firent-ils tous ; ils poursuivirent ceux de Bruges âprement, et là où ils les aconsuivoient, ils les abattoient et occioient, ou sur eux ils passoient, car point n’arrêtoient ; ni de leur chemin il n’issoient ; et ceux de Bruges, ainsi que gens déconfits, fuyoient. Si vous dis que en celle chasse il en y ot moult de morts, de meshaignés et d’abbattus ; car entre eux point de défense ils n’avoient ; ni oncques si méchans gens ne furent que ceux de Bruges étoient, ni qui plus lâchement et recréamment se maintinrent, selon le grand bobant que au venir sur les champs fait ils avoient. Et veulent les aucuns dire et supposer par imagination que il y avoit trahison ; et les autres disent que non ot, fors povre défense et infortune qui chut sur eux.

Quand le comte de Flandre et les gens d’armes qui étoient sur les champs virent le povre arroy de ceux de Bruges, et comment de eux mêmes ils s’étoient déconfits, ni point de recouvrer ils n’y véoient, car chacun qui mieux mieux fuyoit devant les Gantois, si furent tous ébahis et épouvantés de eux-mêmes ; et se commencèrent aussi à dérouter et à sauver, et à fuir l’un çà, l’autre là. Il est bien voir que si ils eussent point vu de bon convenant ni d’arrèt de retour à ceux de Bruges sur ceux de Gand, ils eussent bien fait aucun fait d’armes et ensoigné les Gantois ; parquoi espoir ils se fussent recouvrés. Mais nennil ; il n’en véoient point ; mais s’enfuyoient vers Bruges, qui mieux mieux : ni le fils n’attendoit point le père, ni le père l’enfant. Adonc se desroutèrent aussi ces gens d’armes et ne tinrent point d’arroy ; et n’eurent les plusieurs talent de traire vers Bruges ; car la foule et la presse étoit si très grande sur les champs et sur le chemin, en venant à Bruges, que grand hideur étoit à voir, et de ouïr les navrés et les blessés plaindre et crier, et les Gantois aux talons de ceux de Bruges crier : « Gand ! Gand ! » et abattre gens et passer outre sans arrêter.

Le plus de ces gens d’armes ne se fussent jamais boutés en ce péril : mêmement le comte fut conseillé de retraire vers Bruges et de entrer des premiers en la porte, et de faire garder la porte ou clorre, parquoi les Gantois ne l’efforçassent et fussent seigneurs de Bruges. Le comte de Flandre, qui ne véoit point de recouvrer de ses gens sur les champs, et que chacun fuyoit, et que jà étoit toute noire nuit, crut ce conseil et prit ce chemin, et fit sa bannière chevaucher devant lui ; et chevaucha tant que il vint à Bruges, et entra en la porte auques des premiers, espoir lui quarantième, ni à plus ne se trouva-t-il. Adonc ordonna-t-il gens pour garder la porte et pour clorre si les Gantois venoient ; et puis chevaucha le comte vers son hôtel ; et envoya par toute la ville gens, et fit commandement que chacun, sur la tête à perdre, se trait sur le marché. L’intention du comte étoit telle que de recouvrer la ville par ce parti ; mais non fit, si comme je vous recorderai en suivant.


CHAPITRE CLVI.


Comment le comte Louis de Flandre, cuidant garder Bruges contre les Gantois, fut en grand péril ; et comment le comte se esseula.


Entrementes que le comte étoit en son hôtel, et que il envoyoit les clercs des doyens des métiers de rue en rue, pour faire tous hommes traire sur le marché et garder la ville, les Gantois, qui poursuivoient âprement leurs ennemis, vinrent de bon pas et entrèrent en la ville de Bruges avecques ceux de la ville proprement ; et le premier chemin que ils firent, sans retourner çà ni là, ils s’en allèrent sur le marché tout droit, et là se rangèrent et s’arrêtèrent. Messire Robert Mareschaut, un chevalier du comte, avoit été envoyé à la porte pour savoir comment on s’y maintenoit, entrementes que le comte faisoit son mandement pour aider recouvrer la ville ; mais il trouva que la porte étoit volée hors des gonds, et que les Gantois en étoient maîtres ; et proprement il trouva de ceux de Bruges qui là étoient, qui lui dirent : « Robert, Robert, retournez et vous sauvez si vous pouvez ; car la ville est conquise de ceux de Gand. » Adonc retourna le chevalier au plus tôt qu’il put devers le comte, qui se partoit de son hôtel tout à cheval, et grand’foison de fallots devant lui, et s’en