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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

les deux enfans de Navarre ses neveux le roi aimoit bien de-lez lui, et que nulle part ils ne pouvoient mieux être, et que mieux les devoit le roi de Navarre aimer en France de-lez le roi leur oncle que autre part et que nuls il n’en envoieroit, mais les tiendroit de-lez lui et leur feroit tenir leur état bel et grand, comme enfans de roi et ses neveux doivent avoir et leur appartient. Autre réponse ils n’en purent avoir.

Vous devez savoir entremente que ces traiteurs étoient en France, Pierre le Bascle et Ferrando arrivèrent à Chierbourc atout grands pourvéances de vins, de vivres et d’artillerie. Si départirent ces pourvéances en plusieurs lieux ens ès villes et ès châteaux du roi de Navarre en Normandie ; et visitèrent ces deux gouverneurs de par le roi de Navarre toute la comté d’Évreux et renouvelèrent officiers et y mirent gens à leur plaisance. Entre ce retournèrent en Navarre l’évêque de Pampelune et messire Martin de la Kare, et recordèrent au roi, que ils trouvèrent à Tudelle, tout ce que ils avoient trouvé en France. Si ne fut mie le roi de Navarre trop réjoui de ces nouvelles quand il ne pouvoit avoir ses enfans de-lez lui, et en cueillit en grand’haine le roi de France ; et lui eût montré de fait volontiers si il pust : mais sa puissance ne se pouvoit pas étendre si avant, ni en grevant et guerroyant le royaume de France, si il n’avoit alliance ailleurs. Encore se souffrit-il de toutes ces choses tant que il eût mieux cause de parler et que on lui fît plus grand grief que on n’avoit fait encore.

Le roi de France et son conseil étoient bien informés que le roi de Navarre faisoit en Normandie ravitailler et rafraîchir les châteaux et villes que il disoit être siennes. Si ne savoient à quoi il vouloit penser. En ce temps se faisoit une secrète armée de Anglois sur mer[1] et étoient deux mille hommes d’armes et sept mille archers, et n’avoient nuls d’eux chevaux ; de laquelle armée le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge étaient chefs ; et tout ce avoient rapporté les Normands sûrement au roi de France que cette armée se mettoit sus à l’encontre des bondes de Normandie ; mais on ne savoit mie à dire quel part il se vouloient traire. Et supposoient les aucuns au royaume de France que le roi de Navarre le faisoit faire pour rendre et livrer ses châteaux au roi d’Angleterre. Si fut aussi dit au roi de France que il allât ou fit aller au devant hâtivement, par quoi il fût sire de ces châteaux, et que trop avoit attendu ; car si les Anglois s’y boutoient ils pourroient trop grever le royaume de France, et seroit l’une des plus belles entrées que ils pourroient avoir, si ils étoient seigneurs en Normandie des cités, villes et châteaux que le roi de Navarre à ce jour y avoit et tenoit.

En ce temps furent pris en France deux secrétaires du roi de Navarre, un clerc et un écuyer. Le clerc se nommoit maître Pierre du Tertre et l’écuyer Jacques de Rue[2] ; et furent amenés à Paris et là examinés, et reconnurent si avant de secrets du roi de Navarre en voulant le royaume de France adommager, que il les convint mourir ; et furent exécutés à mort à Paris.

Ces nouvelles haines se multiplièrent tellement sur le roi de Navarre que le roi de France jura que jamais n’entendroit à autre chose, si l’auroit ôté hors de Normandie, et attribué à lui et pour ses neveux les villes et châteaux que le roi de Navarre y tenoit. De jour en jour venaient dures informations et nouvelles pour le roi de Navarre, en France, en l’hôtel du roi ; car on disoit communément que le duc de Lancastre devoit donner Catherine sa fille au roi de Navarre ; et parmi tant le roi de Navarre devoit donner au duc de Lancastre toute la comté d’Évreux. Ces paroles étoient trop bien crues en France ; car le roi de Navarre y étoit petitement aimé. Si s’en vint en ce temps le roi de France séjourner à Rouen[3] et fit un grand mandement

    rendre en France, où il arriva probablement vers le mois de mars. Ainsi la chronologie est fort embrouillée dans ce chapitre.

  1. Cet armement avait pour objet une descente en Bretagne, dont il sera parlé ci-après.
  2. Jacques de Rue, qui n’était parti de Navarre que quinze jours après le prince Charles de Navarre, fut arrêté en carême de l’année que nous comptons 1378. Il subit son premier interrogatoire le 25 mars. Pierre du Tertre fût fait prisonnier à la prise de Bernay dans le mois d’avril, et son premier interrogatoire est du 25 avril. Ils furent exécutés tous les deux le 21 mai suivant. Froissart dit dans le premier volume que Jacques et Pierre du Tertre reconnurent devant tout le peuple qu’ils avaient voulu empoisonner le roi de France : cela n’est pas vrai par rapport à Pierre du Tertre, qui jusqu’à la mort a constamment nié avoir eu connaissance des empoisonnemens.
  3. On ne voit aucun acte de Charles V daté de Rouen