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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/321

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LIVRE II.

que ils sont. Et vous dis, à tout considérer, que ce fut de tant de nobles gens que il y ot en celle saison de France en Escosse une armée sans raison ; et mieux y vaudroient vingt ou trente chevaliers de France que si grand’route que cinq cents ni mille : raison pourquoi. En Escosse ils ne virent oncques nul homme de bien, et sont ainsi comme gens sauvages qui ne se savent avoir ni de nulli accointer ; et sont trop grandement envieux du bien d’autrui ; et si se doutent de leurs biens perdre ; car ils ont un povre pays. Et quand les Anglois y chevauchent ou que ils y vont, ainsi que ils y ont été plusieurs fois, il convient que leurs pourvéances, si ils veulent vivre, les suivent toujours au dos ; car on ne trouve rien sur le pays : à grand’peine y recuevre-l’en du fer pour ferrer les chevaux, ni du cuir pour faire harnois, selles ni brides. Les choses toutes faites leur viennent par mer de Flandre, et quand cela leur défaut, ils n’ont nulle chose.

Quand ces barons et ces chevaliers de France qui avoient appris ces beaux hôtels à trouver, ces salles parées, ces chasteaux et ces bons mols lits pour reposer, se virent et trouvèrent en celle povreté, si commencèrent à rire et à dire : « En quel pays nous a ci amenés l’amiral ? Nous ne sçumes oncques que ce fût de povreté ni de dureté fors maintenant. Nous trouvons bien les promesses que nos seigneurs de pères et nos dames de mères nous ont promises du temps passé en disant : « Va, va, tu auras encore en ton temps, si tu vis longuement, de durs lits et de povres nuits. De tout ce sommes-nous bien apparans de l’avoir. » — « Pour Dieu, disoient les compagnons l’un à l’autre, délivrons-nous de faire notre rèse, chevauchons sur Angleterre. Le longuement séjourner en celle Escosse ne nous est point profitable ni honorable, » Et tout ce remontrèrent les chevaliers à messire Jean de Vienne, leur capitaine ; et l’amiral les rapaisoit ce qu’il pouvoit, et leur disoit : « Beaux seigneurs, il nous faut souffrir et attendre et parler bellement, puisque nous nous sommes mis en ce danger : il y a un trop grand rien à repasser ; et si ne pouvons retourner par Angleterre. Prenez en gré ce que vous trouvez, vous ne pouvez pas toujours être à Paris, ni à Dijon, ni à Beaune, ni à Châlons : il faut, qui veut vivre en ce monde et avoir honneur, avoir du bien et du mal. »

Ainsi rapaisoit messire Jean de Vienne et d’autres telles paroles, lesquelles je ne puis mie toutes recorder, les seigneurs de France en Escosse ; et se accointoit ce qu’il pouvoit des barons et des chevaliers d’Escosse ; mais il en étoit si petit visité que rien, car, si comme je vous ai dit, il y a petit d’amour et sont gens mal accointables. Et la greigneur visitation et compagnie que ces seigneurs de France avoient, c’étoit du comte Douglas et du comte de Mouret. Ces deux seigneurs leur faisoient plus de soulas que tout le demeurant d’Escosse.

Encore y ot pis, et une trop grand’dureté pour les François ; car quand ils furent venus en Escosse et ils se vouldrent monter, ils trouvèrent les chevaux si chers, que ce qui ne dut valoir que dix florins il en valoit soixante ou cent : encore à grand’peine en pouvoit-on recouvrer ; et quand on étoit monté on ne pouvoit trouver point de harnois, si ils ne l’avoient fait venir avecques eux de Flandre. En ce danger se trouvoient les François ; et outre, quand leurs varlets alloient en fourrage pour fourrager, on leur laissoit bien charger leurs chevaux de tout ce qu’ils vouloient prendre et trouver ; mais au retour on les attendoit sur un pas, où ils étoient vaillamment détroussés et battus et souvent occis ; et tant que nul varlet n’osoit aller fourrager, pour la cremeur d’être mort : car sous un mois les François perdirent plus de cent varlets ; et quand ils alloient en fourrage trois ou quatre ensemble, nul n’en retournoit.

Ainsi étoient-ils menés, et avec tout ce le roi d’Escosse faisoit danger de soi traire avant : aussi faisoient chevaliers et écuyers d’Escosse, pour la cause de ce que ils disoient que ils ne vouloient point celle saison faire guerre aux Anglois, afin que ils fussent priés et achaptés bien et cher. Et convint, avant que le roi voulsist issir hors de la sauvage Escosse et venir à Haindebourch, que il eût une grande somme de florins pour lui et pour ses gens. Et promit et scella messire Jean de Vienne, qui étoit le souverain chef de tous les François, que point il ne videroit du pays, si seroient le roi et toutes ses gens satisfaits ; autrement ils n’eussent eu nulle aide des Escots : si lui convenoit faire ce marché ou pieur ; et encore, quand il ot tout le meilleur accord et la greigneur amour qu’il pût avoir à eux, si ne firent-ils guères de profit, si comme je vous