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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

dirai, répondit le duc Frédéric, je en ai eu moult de peine ; et toutefois j’ai tant mené et tanné mon frère que je l’ai en ma compagnie ; mais au congé prendre, après ce qu’il ot baisé sa fille, il me appela à part, et me dit ainsi : « Or, Frédéric, Frédéric, beau frère, vous emmenez Isabel ma fille, et sans nul sûr état ; car si le roi de France ne la veut, elle sera vergondée à toujours mais tant qu’elle vivra : si vous avisez au partir ; car si vous la me ramenez vous n’aurez pire ennemi de moi. Or regardez donc, beaux oncle et vous belle ante, en quel parti je me suis mis pour l’avancement de ma niepce. » Donc répondit la duchesse : « Beau neveu, n’en faites nulle doute. Dieu y ouvrera, elle sera roine de France ; si serez quitte de ces menaces et aurez le gré et l’amour de votre frère. »

Ainsi se tinrent au Quesnoy en Hainaut le duc Frédéric et sa niepce de-lez leur oncle et la duchesse et leurs enfans bien trois semaines. Et endoctrinoit la duchesse qui fut moult sage tous les jours en toutes manières et contenances la jeune fille de Bavière, quoique de sa nature elle étoit propre et pourvue de sens et de doctrine ; mais point de françois elle ne savoit. La duchesse de Hainaut, madame Marguerite, ne laissa mie sa niepce en l’habit ni en l’arroy où elle étoit venue ; car il étoit trop simple selon l’état de France ; mais la fit parer, vêtir et ordonner de toutes choses aussi richement et aussi grandement que donc si elle fût sa fille. Et quand tout fut accompli et le jour vint que on deubt partir, la duchesse et elle et sa fille de Bourgogne à grand arroy se départirent du Quesnoy et prindrent le chemin de Cambray ; et exploitèrent tant le duc Aubert, le duc Frédéric, et Guillaume de Hainaut et leur compagnie, que ils vinrent à Amiens.

Là étoit venue par un autre chemin la duchesse de Brabant : aussi étoient le roi de France, le duc, la duchesse de Bourgogne et le conseil du roi. Le sire de la Rivière et messire Guy de la Trémoille, barons, chevaliers et écuyers issirent hors de la cité d’Amiens contre la venue de la duchesse de Hainaut, et la convoyèrent jusques à son hôtel. Or furent ces seigneurs et ces dames enclos dedans Amiens, et commencèrent à visiter et conjouir l’un l’autre et à faire des honneurs grand’foison. Et trop petit de gens savoient, fors les trois ducs qui là étoient, et les trois duchesses et leurs enfans, et le sire de la Rivière et messire Guy de la Trémoille et le sire de Coucy, car le duc de Berry l’avoit un petit par avant envoyé environ la Saint-Jean et de ce parlé en Avignon, si étoit là venu en grand’hâte, pourquoi ces seigneurs et ces dames étoient là assemblés. Mais à peine pouvoit le roi dormir, pour faim de voir celle qui puis fut sa femme ; et demandoit au seigneur de la Rivière : « Et quand la verrai-je ? » De ces paroles avoient les dames bons ris.

Le vendredi, quand la jeune dame fut parée et ordonnée ainsi comme à elle appartenoit, les trois duchesses l’amenèrent devant le roi. Quand elle fut venue devant le roi, elle se agenouilla devant lui tout bas. Le roi vint vers elle et la prit par la main, et la fit lever, et la regarda de grand’manière : en ce regard, plaisance et amour lui entrèrent au cœur ; car il la vit belle et jeune et si avoit grand désir du voir et de l’avoir. Adonc dit le connétable de France au seigneur de Coucy et au seigneur de la Rivière : « Cette dame nous demeurera ; le roi n’en peut ôter ses yeux. »

Adonc commencèrent à parler ces dames et ces seigneurs ensemble, et la jeune dame en estant se tenoit toute coie, et ne mouvoit œil ni bouche ; et aussi à ce jour elle ne savoit point de François.

Quand on ot là été une espace, les dames prindrent congé au roi, et se retrairent, et ramenèrent leur fille ; et retourna en la compagnie de madame de Hainaut et de sa fille d’Ostrevant. Encore ne savoit-on point l’intention du roi ; mais on la sçut tantôt ; car le duc de Bourgogne enchargea le sire de la Rivière, quand le roi fut retrait, que il en parlât et lui demandât quelle chose il lui sembloit de cette jeune dame, et si elle lui plaisoit pour la prendre à femme : et le fit le duc, pour ce que le roi se découvroit plus hardiment au seigneur de la Rivière que à nul autre. Si lui demanda en son retrait : « Sire, que dites-vous de cette jeune dame ? Nous demeurera-t-elle ? Sera-t-elle roine de France ? » — « Par ma foi, dit le roi, oil ; nous ne voulons autre ; et dites à mon oncle de Bourgogne, pour Dieu, que on s’en délivre. »

Le sire de la Rivière issit tantôt hors de la chambre, et entra en une autre où le duc de Bourgogne étoit, si lui fit cette réponse ; « Dieu