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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

se confioit en ceux de la ville qui étoient, ce lui sembloit, gens assez, et en son lieutenant.

Quand François Acreman entendit par ses espies que messire Roger de Ghistelle n’étoit point au Dam et qu’il y avoit foible garde, si en fut tout réjoui ; et partit ses gens en deux, et prit la mendre part pour faire moindre friente et leur dit : « Allez tout le pas vers celle porte et ne faites point de noise. Quand vous orrez corner, si vous traiez devers les bailles, et rompez et découpez tout. Nous abattrons d’autre part la porte ; tant de gens que nous sommes n’y entrerions jamais par échelles : la ville est nôtre, je n’en fais nulle doute. » Il fut fait ainsi qu’il ordonna : il s’en vint avecques ceux qu’il voult prendre, et laissa la greigneur part de ses gens derrière. Et s’en vinrent les premiers atout échelles parmi les fossés ; oncques n’y ot contredit ; et passèrent la boue et apposèrent leurs échelles aux murs et y montèrent ; oncques nul ne s’en aperçut. Si furent en la ville et vinrent sans danger, en sonnant leurs cornes, à la porte, et en furent seigneurs ; car encore dormoient les bons hommes de la ville en leurs lits, et le guet de la nuit s’étoit retrait, car le jour étoit bel et clair. Ce fut le dix-septième jour de-juillet que François Acreman échella la ville du Dam.

Quand ils furent venus à la porte, de bonnes cognées que ils avoient ils coupèrent le flaiel ; et ceux de dehors coupèrent aussi les bailles et firent voie toute appareillée. La ville du Dam se commença à émouvoir et à réveiller ; mais ce fut trop tard ; car les hommes furent pris en leurs hôtels et en leurs lits ; et ceux que ils trouvoient armés ils occioient sans merci. Ainsi conquirent, ce dimanche au matin, les Gantois la bonne ville du Dam, et grand avoir dedans, et par espécial de vins et de Malvoisies et de Garnaches les celliers tous pleins : si orent lesquels que ils vouldrent, ni il n’y avoit point de contredit. Et me fut dit que de l’avoir de ceux de Bruges ils trouvèrent assez dedans, que ils y avoient mis et porté sur la fiance du fort lieu ; et par espécial les riches hommes de Bruges, pour la doutance des rebellions du menu peuple.

François Acreman, quand il se vit sire du Dam, fut grandement réjoui et dit : « Or ai-je bien tenu à nos gens de Gand ce que je leur ai promis : que jamais en Gand je n’entrerois, si aurois pris une bonne ville en Flandre : celle ville de Dam est bonne assez ; elle nous venra bien à point pour mestrier Bruges et l’Escluse et Ardembourch et tout le pays jusques à Yppre.

Et fit tantôt un ban et un commandement, et sur la tête, que aux gentilles dames et damoiselles qui dedans le Dam étoient nul n’atouchât ni ne fît mal. Si en y avoit-il des dames jusques à sept, toutes femmes de chevaliers de Flandre, qui étoient venues voir la dame de Ghistelle, femme à messire Roger de Ghistelle, qui étoit si enceinte que sur ses jours[1].

Les hommes du Dam qui ne vouldrent être de la partie François Acreman furent morts. La ville conquise, on entendit tantôt à la remparer.

Quand les nouvelles furent venues à Bruges de la ville du Dam comment elle étoit prise, si en furent grandement esbahis ; et à bonne cause ; car elle leur étoit trop prochaine. Tantôt, si comme pour la rescourre, on cria à l’arme ; et s’armèrent tous ceux de la ville et les chevaliers qui dedans étoient ; et s’en vinrent, bannières déployées, jusques au Dam, et commencèrent à escarmoucher aux barrières et à livrer assaut ; mais ils trouvèrent gens assez pour la garder et défendre, et perdirent plus à l’assaillir que ils n’y gagnèrent. Quand ils virent que ils n’y feroient autre chose, si retournèrent ; car ils perdoient là leur temps, ni elle n’étoit pas à prendre si légèrement sans long siége. Quand les nouvelles en vinrent en la ville de Gand, vous pouvez bien croire et savoir que ils en furent grandement réjouis ; et tinrent cette emprise à hautaine, et François Acreman à vaillant homme et sage guerroyeur.


CHAPITRE CCXXXI.


Comment le roi de France épousa à Amiens madame Isabel de Bavière. Comment il vint assiéger le Dam ; de la trahison de ceux de l’Escluse et d’autres choses.


Nous retournerons aux épousailles du roi Charles de France, et conterons comment on y persévéra. Quand ce vint le lundi, la duchesse Marguerite de Hainaut, qui avoit en son hôtel la jeune dame qui devoit être roine de France, ordonna et appareilla la mariée ainsi comme à elle appartenoit et que bien le savoit faire. Et là vint la duchesse de Brabant, bien accompagnée

  1. C’est-à-dire si enceinte qu’elle était presque arrivée à terme.