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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/329

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LIVRE II.

de dames et de damoiselles ; et puis vint aussi madame la duchesse de Bourgogne. Ces trois duchesses amenèrent la jeune dame Isabel de Bavière en chars couverts si riches qu’il ne fait pas à demander comment, la couronne au chef, qui valoit l’avoir d’un pays, que le roi le dimanche lui avoit envoyée. Et là étoient en grand arroy le duc Aubert, le duc Frédéric, Guillaume de Hainaut et plusieurs barons et chevaliers de leur côté, et descendirent devant la belle église cathédrale d’Amiens. Tantôt vint le roi et le duc de Bourgogne et la grand’baronie de France. Si fut la jeune dame amenée de ces dames et de ces seigneurs très excellentement ; et là furent épousés solennellement le roi et elle ; et les épousa l’évêque du dit lieu[1].

Après la haute messe et les solemnités faites qui au mariage appartenoient à faire, on se retrait au palais de l’évêque où le roi étoit logé ; et là fut le dîner des dames appareillé, et du roi et des seigneurs à part eux ; et ne servoient que comtes et barons. Ainsi se continua celle journée et persévéra en grands solas et en grands reveaulx ; et au soir les dames couchèrent la mariée ; car à elles appartenoit L’office ; et puis se coucha le roi qui la désiroit à trouver en son lit. S’ils furent celle nuit ensemble en grand déduit, ce pouvez-vous bien croire.

Ordonné étoit ce lundi au soir que le mardi, après boire, seigneurs et dames se partiroient ; et s’en iroient chacun et chacune en son pays, et prendroient congé au roi et à la roine. Ce mardi, environ neuf heures, nouvelles vont venir à Amiens que François Acreman avoit pris la ville du Dam. Ces nouvelles s’épandirent partout. Les François en furent troublés, mais par semblant ils n’en firent compte. Le roi de France, après sa messe, le sçut ; si pensa sus un petit ; aussi firent le duc de Bourgogne et le connétable de France ; et tantôt ils n’en firent compte ; car en celle propre heure autres nouvelles vinrent de Poitou, qui firent entre-oublier celles de la prise du Dam ; car un héraut, de par le duc de Bourbon, vint là, qui apporta lettres au roi, au duc de Bourgogne et au connétable, qui faisoient mention et certifioient que Taillebourch, pont et chastel, sur la Carente, étoient rendus ; et s’en alloient le duc de Bourbon et ses routes mettre le siége devant Breteuil, et avoient en Poitou en Xaintonge et en Limousin, reconquis six forteresses anglesches.

Ces nouvelles réjouirent la cour du roi et les seigneurs ; et mit-on en non-chaloir celles du Dam, fors tant que il fut là conseillé, que le roi n’entendroit à autre chose, si auroit été en Flandre ; et reconquis le Dam ; car c’étoit un trop périlleux voisin pour eux, c’est à savoir pour ceux de Bruges et de l’Escluse ; et iroit si avant en ces Quatre-Métiers dont ce venin étoit issu, qu’il n’y demeureroit maison ni buiron[2] que tout ne fût ars et exillié.

Adonc furent mis clercs en œuvre et messagers envoyés par toutes les mettes et chaingles du royaume de France, en mandant et commandant que le premier jour d’août chacun fût venu en Picardie pour aller au Dam.

Ces mandemens s’épandirent parmi le royaume de France ; si s’ordonnèrent et appareillèrent chevaliers et écuyers pour être devers le roi. Ce mardi que les nouvelles vinrent à Amiens au roi, se partirent tous seigneurs et toutes dames après dîner et prindrent congé au roi et à la roine.

Au congé prendre, le roi requit à Guillaume de Hainaut qu’il voulsist venir avecques lui devant le Dam, par amour et par lignage ; et Guillaume, qui étoit jeune bachelier, lui accorda liement : et se partirent seigneurs et dames et retournèrent en leurs lieux. Le duc Frédéric s’en retourna en Hainaut avecques son bel oncle et sa belle ante ; et quand il ot là séjourné dix jours, il prit congé et s’en retourna en Bavière devers le duc Étienne son frère, qui le reçut liement ; car il avoit, par la grâce de Dieu, si bien exploité, que sa fille Isabel étoit une des plus grands dames du monde.

Le roi de France, qui avoit fait son mandement par tout son royaume, et dit que jamais ne retourneroit à Paris si auroit été devant le Dam, se partit d’Amiens le vingt cinquième jour du mois de juillet, son oncle, le comte de Saint-Pol, le connétable, le sire de Coucy et grand’baronie en sa compagnie ; et vint à Arras et ne fut là que une nuit, et vint à lendemain gésir à Lens. Et toudis venoient gens d’armes de tous côtés. Puis vint le roi à Seclin et à Lille, et passa outre et vint à Yppre ; et à lendemain, le pre-

  1. Le mariage entre Charles VI et Isabelle de Bavière eut lieu le 18 juillet 1385.
  2. Instrument servant à la pêche.