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LIVRE III.

Charles le roi de France, père à ce roi Charles qui est pour le présent, fut trépassé de ce siècle, le royaume de France fût divisé en deux parties quant au gouvernement ; car monseigneur d’Anjou qui tendoit à aller outre en Italie, ainsi que il fit, s’en déporta et mit ses frères le duc de Berry et le duc de Bourgogne. Le duc de Berry ot le gouvernement de Langue d’Oc et le duc de Bourgogne la Langue d’Oil[1] et toute Picardie. »

« Quand cils de la Langue d’Oc entendirent que monseigneur de Berry les gouverneroit, si furent tout ébahis, espécialement ceux de Toulouse et de la sénéchaussée, car ils sentoient le duc fol large ; et prenoit or et argent à tous lez, et travailloit trop fort le peuple. Et encore il y avoit Bretons en Toulousain, en Carcassonne et en Rouergue, que le duc d’Anjou y avoit laissés, qui pilloient tout le pays ; et couroit renommée que le duc de Berry les y soutenoit pour maistrier les bonnes villes. Et n’étoit pas le duc en la Langue d’Oc pour le temps que je vous parle, mais étoit en la guerre de Flandre avecques le roi.

« Ceux de Toulouse, qui sont grands et puissans, et qui sentoient le roi, leur sire, jeune et embesogné grandement pour les besognes de son oncle, le duc de Bourgogne, ès parties de Flandre, et se véoient pillés et travaillés de Bretons et pillards, tant que ils ne savoient que ils pussent ou dussent faire, si envoyèrent et traitèrent devers le comte de Foix, en lui priant, parmi une somme de florins que tous les mois ils lui délivreroient, que il voulsist emprendre le gouvernement et la garde de leur cité de Toulouse et du pays toulousain et aussi des autres villes, si prié et requis en étoit. Si le prioient ainsi, pourtant que ils le sentoient juste homme, droiturier et fort justicier, et moult redouté de ses ennemis et bien fortuné en ses besognes. Et aussi ceux de Toulouse l’ont toujours grandement aimé, car il leur a été moult propice et bon voisin. Si emprit la charge de ce gouvernement ; et jura à tenir et à garder le pays en son droit centre tout homme qui mal y voudroit et feroit ; mais il réserva tant seulement la majesté royale du roi de France. Et lors mit-il foison gens d’armes sur le pays, et fit ouvrir et délivrer les chemins de larrons et de pillards ; et en fit en un jour, que pendre que noyer à Rabestan en Toulousain, plus de quatre cens ; pourquoi il acquit tellement et si grandement la grâce et l’amour et ceux de Toulouse, de Carcassonne, de Béziers, de Montpellier et des autres bonnes villes là environ, que renommée courut en France que ceux de Languedoc s’étoient tournés, et que ils avoient pris à seigneur le comte de Foix,

« Le duc de Berry, qui en étoit souverain, prit en grand’déplaisance ces nouvelles, et en accueillit en grand’haine le comte de Foix, pour tant que il s’ensoignoit si avant des besognes de France, et vouloit tenir ceux de Toulouse en leur rébellion. Si envoya gens d’armes au pays ; mais ils furent durement recueillis et repoussés des gens du comte de Foix, et tant qu’il les convint re-

  1. Il y a grande apparence que ces deux dénominations avaient été en usage avant une ordonnance de Philippe-le-Bel, de 1304 ou 1305. On y voit, ainsi que dans une autre de Charles VI, de 1394, les états de la couronne de France divisés en Langue d’Oc et en Langue d’Oil. Le mot de langue y est employé, selon notre ancien langage, pour nation, province : dans l’ordre de Malte on s’en sert encore aujourd’hui. Guillaume de Nangis, dans sa Chronique française manuscrite, désigne les environs de Paris par la langue d’Oil, à l’année 1343, où il est parlé d’une épidémie qui commençait à désoler ce pays vert la fin du mois d’août. Dans la Salade d’Antoine de la Salle, environ 1440, il est dit d’un chevalier inconnu qu’il devait être de Languedoc : Car lui et le plus de ses gens disoient Oc, la langue que l’on parle quant on va à Saint-Jacques.

    Il semble que ces dénominations n’ont pas toujours été attribuées à chacune des provinces comprises cependant sous ce nom générique ; celle qu’on appelait d’abord langue-goth, a seule conservé le nom de Languedoc, Occitania ; tania, pays d’Oc : on disait généralité de Languedoc, et de la partie la plus voisine, généralité de Guyenne.

    Il en est de même pour les provinces d’Oil. Froissart dit que le duc de Berry eut le gouvernement de la langue d’Oil et de la Picardie ; et la généralité de cette province, aussi bien que celles de Normandie et de Champagne, dans les recettes de l’épargne, sous Charles VIII et Louis XII, sont distinguées de celles de la langue d’Oil.

    Toutes ces distinctions, générales et particulières, ont cessé dès François Ier ; n’est plus parlé dans ses recettes de langue d’Oil ni de langue d’Oc.

    On donna encore le nom générique de Calalane à la langue d’Oc, qui se parlait au delà de la Loire, peut-être à cause de la Catalogne, le terme le plus éloigné de tous ces pays où cette langue était en usage ; et si cette conjecture n’est point dénuée de fondement, il est assez probable que c’est par la même raison sur la langue d’Oil, la langue qui se parlait en deçà de la Loire, aura été appelée la langue picarde. La Picardie était la province septentrionale la plus éloignée de la Loire, comme la Catalogne était au midi à la plus longue distance de cette rivière.