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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

traire, voulsissent ou non, ou il eussent plus perdu que gagné. De celle chose s’enfelonna tellement le duc de Berry sur le comte de Foix, que il disoit que le comte de Foix étoit le plus orgueilleux et le plus présomptueux chevalier du monde. Et n’en pouvoit le dit duc ouïr parler en bien devant lui. Mais point ne lui faisoit guerre ; car le comte de Foix avoit toujours ses villes et ses chastels si bien garnis et pourvus que nul n’osoit entrer en sa terre. Aussi quand le duc de Berry vint en Languedoc, le dit comte se déporta de son office, et n’en voult plus rien exercer dessus le duc de Berry ; mais depuis jusques à ores le différend y a été moult grand. Or vous vueil-je recorder par quel moyen la paix y a été mise et nourrie.

« Il peut avoir environ six ans[1] que Aliénor de Comminges, comtesse à présent de Boulogne et cousine moult prochaine du comte de Foix et droite héritière de la comté de Comminges, combien que le comte d’Ermignac la tienne, vint à Ortais, devers le comte de Foix, et faisoit amener en sa compagnie une jeune fille de trois ans. Le comte, qui est son cousin, lui fit bonne chère, et lui demanda de son affaire comment il lui en étoit, et où elle alloit. « Monseigneur, dit-elle, je m’en vais en Arragon, devers mon oncle, le comte d’Urgel, et ma belle ante ; et là me vueil tenir, car je prends à grand déplaiaance à être avecques mon mari, messire Jean de Boulogne, fils au comte de Boulogne ; car je cuidois qu’il dût recouvrer mon héritage de Comminges devers le comte d’Ermignac qui le tient, et ma sœur autant bien, en prison, mais il n’en fera rien ; car c’est un mol chevalier, qui ne veut autre chose que ses aises, de boire et de manger et de aloer le sien follement. Et sitôt comme il sera comte, il dit qu’il vendra de son héritage du meilleur et du plus bel pour faire ses volontés ; et pourtant ne puis je demeurer avecques lui. Si ai pris ma fille, si la vous en charge et délivre, et vous fais tuteur et mainbour de li pour la nourrir et la garder ; car bien sais que, pour amour et lignage, à ce grand besoin vous ne me fauldrez pas, car je n’ai aujourd’hui fiance certaine pour Jeanne ma fille garder, fors en vous. Je l’ai à grand’peine mise et extraite hors des mains et du pays du père, mon mari. Mais pour tant que je sens ceux d’Ermignac, mes adversaires et les vôtres, en grand’volonté de ravir et embler ma fille, pour ce que elle est héritière de Comminges, je l’ai amenée devers vous. Si ne me fauldrez pas à ce besoin, et je vous en prie ; et bien crois que son père, mon mari, quand il saura que je la vous ai laissée, en sera tout réjoui ; car jà pieça m’avoit-il dit que celle fille le mettoit en grand’pensée et en grand doute. »

« Quand le comte de Foix ouït parler madame Aliénor sa cousine, si fut moult réjoui ; et imagina tantôt en soi-même, car il est un seigneur moult imaginatif, que encore celle fille lui viendroit grandement à point ; ou il en pourroit avoir ferme paix avec ses ennemis, ou il la pourroit marier en tel lieu et si hautement que ses ennemis le douteroient. Si répondit et dit : « Madame et cousine, je ferai très volontiers ce dont vous me priez, car je y suis tenu par lignage ; et pour ce, votre fille, ma cousine, je garderai et penserai bien de li, tout en telle manière comme si ce fût ma propre fille. » — « Grand merci, monseigneur ! » ce dit la dame.

« Ainsi demeura, comme je vous conte, la jeune fille de Boulogne en l’hôtel du comte de Foix à Ortais, ni oncques depuis ne s’en partit ; et sa dame de mère s’en alla au royaume d’Arragon. Elle l’est bien venue voir depuis deux ou trois fois, mais point ne la demandé à r’avoir ; car le comte de Foix s’en acquitte en telle manière comme si ce fût sa fille, et au propos du moyen que je vous dis, par lequel il imagine que, si il fut oncques malveillant du duc de Berry, que par ce moyen ils feroient leur paix ; car le duc de Berry pour le présent est vefve et a grand désir de se marier ; et me semble, à ce que j’ai ouï dire en Avignon au pape qui m’en a parlé, et qui est cousin germain du père, le duc de Berry en fera prier, car il la veut avoir à femme et à épouse. » — « Sainte Marie ! dis-je au chevalier, que vos paroles me sont agréables, et que elles me font grand bien, entrementes que vous les me contez ! Et vous ne le perdrez pas, car toutes seront mises en mémoire et en remontrance et chronique en l’histoire que je poursuis, si Dieu me donne que à santé je puisse retourner en la comté de Hainaut et en la ville de Valenciennes dont je suis natif ; mais je suis trop courroucé d’une chose. » — « De laquelle ? » dit le chevalier. « Je la vous dirai, par ma foi !

  1. Ceci eut lieu en 1382.