Aller au contenu

Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/418

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
412
[1388]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

faisoit nul compte ; car ils tenoient sur le chemin plusieurs forts en la comté de Forez et ailleurs où ils se rafreschissoient, car les gentilshommes pour ce temps, d’Auvergne, de Forez et de Vellay, et des frontières, étoient travaillés et si menés par la guerre, ou par être pris ou rançonnés, que chacun ressoignoit les armes ; car il n’y avoit nuls grands chefs de seigneurs de France qui missent au pays gens d’armes ; car le roi de France étoit jeune et avoit à entendre en trop de lieux en son royaume ; car de toutes parts compagnies et routes chevauchoient et se tenoient sur le pays, ni on ne pouvoit être quitte, et les seigneurs de France étoient ôtages en Angleterre, et endementres on leur pilloit et détruisoit leurs hommes et leurs pays, et si n’y pouvoit remédier, car leurs gens n’avoient nul courage de bien faire ni eux défendre.

« Avint que Louis Rambaut et Limousin, qui étoient compagnons d’armes ensemble, chéirent en haine ; je vous dirai pourquoi. Louis Rambaut avoit en Briude une trop belle femme à amie, et l’aimoit de tout son cœur parfaitement. Quand il chevauchoit de Briude à Eause, il la recommandoit à Limousin qui étoit son compagnon d’armes, auquel du tout il se confioit. Limousin fit de la bonne damoiselle si bonne garde que il en ot toutes ses volontés, et tant que Louis Rambaut en fut si informé que plus ne put.

« De celle aventure il cueillit en si grand’haine son compagnon que, pour lui faire plus grand blâme, il le fit prendre par ses varlets, et le fit mener et courir tout nud en ses braies parmi la ville, et battre d’escourgiées, et sonner la trompette devant lui, et à chacun carrefour crier son fait, et puis bannir de la ville comme un trahistre, et en tel état, en une simple cotte, bouter hors : et ce dépit fit Louis Rambaut à Limousin ; lequel dépit il ne tint pas à petit mais à très grand, et dit que il s’en vengeroit quand il pourroit, si comme il fit puis.

« Limousin, du temps que il avoit été en bon arroi en Briude, en allant de Briude à Eause et en chevauchant aussi le pays de Vellay, avoit toujours trop fort déporté la terre au seigneur de la Volte, un baron demeurant sur la rivière de Rhône, car il l’avoit servi dès sa première jeunesse. Si s’avisa que il retourneroit à ce besoin devers lui, et lui crieroit merci, et lui prieroit qu’il lui voulsist faire sa paix en France, et il seroit à toujours mais bon et loyal François. Il s’en vint à la Volte ; moult bien y savoit le chemin ; et se bouta en un hostel, car il étoit tout de pied ; et puis, quand il sçut que heure fut, il alla au chastel devers le seigneur. On ne le vouloit laisser entrer en la porte ; toutefois, par couvertes paroles, il parla tant que le portier le mit dedans la porte ; mais il lui défendit que il n’allât plus avant sans commandement. Il obéit volontiers.

« Le sire de la Volte s’en vint à heure de relevée ébattre en la cour, et vint en la porte. Tantôt se jetta Limousin à genoux devant lui et lui dit : « Monseigneur, me reconnoissez-vous pas ? » — « Par ma foi, dit le seigneur qui n’avisoit que ce fut Limousin, nennil. Mais tu ressembles trop bien à Limousin qui fut mon varlet une fois. « Par ma foi, dit-il, monseigneur, Limousin suis-je, et votre varlet aussi. » Adonc lui alla-t-il crier merci de tout le temps passé, et lui conta de point en point toute sa besogne, et comment Louis Rambaut l’avoit demené. Enfin le sire de la Volte lui dit : « Limousin, mais qu’il soit ainsi que tu dis et que tu veux être bon et loyal François, je te ferai ta paix partout. » — « Par ma foi, monseigneur, dit-il, je ne fis oncques tant de contraires au royaume de France que je y ferai de profit. » — « Or je le verrai, » dit le seigneur de la Volte.

« Depuis, cil seigneur de le Volte le tint en son chastel et sans point laisser punir, tant que il ot à Limousin acquis sa paix partout. Quand Limousin pot par honneur chevaucher, le sire de la Volte le monta et arma, et le mena au Puy devers le sénéchal de Vellay, et se accointa de lui. Là fut-il enquis et examiné de l’état de Briude et aussi de Louis Rambaut, et quand il chevauchoit quel chemin il tenoit. Il connut tout et dit : « Quand Louis chevauche il ne mène avecques lui pas plus de trente ou de quarante lances. Les chemins que il fait je les sais tous par cœur, car en sa compagnie et sans lui je les ai été trop de fois ; et si vous voulez mettre sus une chevauchée de gens d’armes, je offre ma tête à couper si vous ne les tenez dedans quinze jours. » Les seigneurs se tinrent à son propos. On mit espies en œuvre. Louis Rambaut fut espié, et avisé que il étoit venu de Briude à Eause de-lez Lyon sur le Rhône.