Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/421

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1385]
415
LIVRE III.

pris et fus là informé des besognes de Portingal et de Castille, et comment on s’y étoit porté le temps passé, et des guerres, des batailles et des rencontres que ces deux rois et leurs adhérens et aidans avoient eu l’un contre l’autre ; desquelles choses et besognes je vous ferai en suivant juste record.

Vous savez, si comme ci-dessus est contenu, comment le roi Dam Jean de Castille, avoit assiégé la bonne cité de Lussebonne et le roi Jean de Portingal dedans ; lequel roi de fait les bonnes villes de Portingal avoient couronné pour sa vaillance, car voirement étoit-il bâtard ; et si avez ouï recorder comment cil roi avoit envoyé en Angleterre devers le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge qui avoient par mariage ses cousines, au secours, ses espéciaux messagers deux chevaliers, messire Jean Ra Digos et messire Jean Tête-d’Or et avecques eux un clerc licencié en droit qui étoit archidiacre de Lussebonne. Tant exploitèrent ces ambassadeurs par mer, par le bon vent qu’ils eurent, qu’ils arrivèrent au hâvre de Hantonne, et là issirent-ils de leurs vaisseaux, et se rafreschirent en la ville un jour, et prindrent là chevaux, car ils n’en avoient nuls fait passer, et puis chevauchèrent tout le grand chemin pour venir à Londres, et tant firent qu’ils y parvinrent. Ce fut au mois d’août, que le roi d’Angleterre étoit en la marche de Galles en chasse et en déduit ; et ses trois oncles, le duc de Lancastre, le comte de Cantebruge, messire Aymont et messire Thomas le comte de Bouquinghen étoient aussi chacun en leurs déduits en leurs pays. Tant eurent plus à faire les messagers du roi de Portingal. Et premièrement il se trairent devers le duc de Lancastre qui se tenoit à Harford à vingt milles de Londres. Le duc les reçut moult doucement, et ouvrit les lettres qu’ils lui baillèrent, et les lisit par trois fois pour mieux les entendre, et puis répondit et dit : « Vous soyez les bien venus en ce pays ; mais vous venez aussi mal à point pour avoir hâtive délivrance que vous pouvez venir en tout l’an ; car le roi et mes frères et tout le conseil de ce pays sont épars, les uns çà, les autres là. Ainsi ne pouvez avoir réponse ni délivrance fors que par l’espécial conseil de Londres à la Saint-Michel que tout le pays se retourne là à Wesmoustier. Et pour ce que espécialement et principalement celle matière pour laquelle vous venez touche très grandement à mon frère et à moi, je en escriprai devers lui et ferai que moi et lui serons temprement et brièvement à Londres ou près de là. Si aurons ensemble conseil et avis comment pour le mieux nous en pourrons ordonner, et vous retournerez à Londres et nous attendrez là ; et quand mon frère sera approché vous ouïrez nouvelles de nous. »

Les ambaxadeurs portingalois furent contens assez de ces réponses et se départirent du duc de Lancastre. Quand ils eurent été avecques lui un jour ils retournèrent à Londres et là se logèrent et se tinrent tout aises. Le duc de Lancastre ne mit pas en oubli ce que il leur avoit dit, mais escripsit tantôt devers son frère le comte de Cantebruge lettres espéciales sur l’état que vous avez ouï.

Quand le comte eut ces lettres de son frère le duc, si les lisit à grand’loisir. Depuis ne demeura gaires de temps que il s’en vint à Harford de-lez le Ware où le duc se tenoit ; et là furent trois jours ensemble, et conseillèrent celle besogne au mieux qu’ils purent ; et se ordonnèrent de venir vers Londres, si comme le duc de Lancastre l’avoit devisé et promis aux Portingalois ; et vinrent en la cité de Londres, et descendirent à leurs hostels.

Or eurent ces deux seigneurs et les Portingalois de rechef grand parlement ensemble ; car le comte de Cantebruge qui avoit été en Portingal et qui trop mal s’étoit contenté et contentoit encore du roi Ferrant de Portingal mort, car trop lâchement il avoit guerroyé, et outre la volonté des Anglois il s’étoit accordé aux Espaignols, si faisoit doute le dit comte que aux parlemens de la Saint-Michel le conseil du roi d’Angleterre et la communauté du pays ne se voulsissent pas légèrement assentir à faire un voyage en Portingal, quand on y avoit allé et envoyé grandement, et avoit coûté au royaume d’Angleterre cent mille francs, et si n’y avoient rien fait.

Les ambassadeurs de Portingal concevoient bien les paroles du comte et disoient : « Monseigneur adonc fut ; or est à présent autrement ; notre roi, cui Dieu pardoint à l’âme, ressoignoit tant les fortunes que nul plus de lui ; mais notre roi de à présent a autre emprise et imagination ; car si il se trouvoit sur les champs à moins de gens trois fois que ses ennemis ne fussent, si les