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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Sur cel état se départit le parlement ; et fut ordonné que dedans trois jours on se mettroit sur les champs, et prendroit-on terre et place pour attendre les ennemis. On tint ces trois jours les portes de Lussebonne si closes que oncques homme ni femme n’en saillit, car le roi ni les Lussebonnois ne vouloient pas que leurs ennemis sçussent leur intention ni leur convenant. Quand ce tant d’Anglois qui là étoient entendirent que on chevaucheroit et que on iroit vers Saint-Yrain, où le roi de Castille et ses gens étoient, si en furent trop grandement réjouis. Adonc firent toutes gens appareiller leurs armures, et cils archers leurs arcs et leurs sajettes, et tous les autres selon ce que il leur besognoit ; et se partirent à un jeudi, après boire, de la cité de Lussebonne ; et se mirent sur les champs et se logèrent ce jour sur une petite rivière à deux lieues de Lussebonne. Le roi et tout son ost, ayant les visages vers Saint-Yrain, disoient tous de grand’volonté : que jamais en Lussebonne ne retourneroient si auroient vu leurs ennemis, et que mieux leur valoit que ils envahissent et requissent à leurs ennemis la bataille que leurs ennemis vinssent sur eux. Car on en avoit vu plusieurs signifiances, des requérans et des non requérans ; et que contre cinq les quatre requérans avoient obtenu place ; et que presque toutes les victoires que les Anglois avoient eues en France sur les François, ils l’avoient requis ; et que on est par nature plus fort et mieux encouragé en assaillant que on ne soit en défendant. De celle opinion étoient-ils tous ou en partie. Et en faisoient là exemple aucuns des bourgeois de Lussebonne, et disoient ainsi : « Nous étions en ce temps que les Gantois vinrent devant Bruges requerre et combattre le comte de Flandre et sa puissance en la dite ville, et savons bien que Philippe d’Artevelle, Piètre du Bois, Jean Cliquetiel, François Acreman et Piètre le Vintre, qui étoient lors les capitaines des Gantois, n’emmenèrent hors de Gand ni ne mistrent que sept mille hommes : de quoi ces sept mille hommes, requérant bataille de leurs ennemis, en déconfirent quarante mille. C’est chose toute véritable ; ni oncques n’y ot trahison, fors la bonne fortune et aventure qui fut pour les Gantois. Et étoient les Gantois, au jour de la bataille, qui fut par un samedi devant Bruges, à une grosse lieue près, si comme nous leur ouïmes dire à lendemain quand ils eurent conquis Bruges, aussi confortés du perdre que du gagner ; et aussi devons-nous être si nous voulons faire bon exploit d’armes. » Ainsi se devisoient les Lussebonnois ce jeudi l’un à l’autre ; dont le roi, quand il fut informé de leurs paroles et de leur grand confort, il en ot grand’joie en son cœur.

Quand ce vint le vendredi au matin, on sonna les trompettes en l’ost du roi de Portingal. Tous s’appareillèrent et ordonnèrent, et prindrent le chemin à destre, suivant la rivière et le plain pays, pour le charroi qui les suivoit et leurs pourvéances. Et cheminèrent ce jour quatre lieues.

Nouvelles vinrent au roi de Castille ce vendredi au matin, là où il se tenoit, à Saint-Yrain, que les Portingalois et le roi Jean que ceux de Lussebonne avoient couronné, étoient hors de Lussebonne et chevauchoient vers lui. Ces nouvelles s’épandirent tantôt parmi leur ost. Dont eurent Espaignols, François, Gascons moult grand’joie, et dirent entre eux : « Velà en ces Lussebonnois vaillans gens quand ils nous viennent combattre. Or tôt mettons-nous sur les champs, et les encloons si nous pouvons, avant qu’ils retournent en leur ville ; car, si nous pouvons, jamais pié ne retournera en Lussebonne. » Adonc fut ordonné et publié parmi l’ost, à trompettes, que le samedi au matin on fût tout prêt à pied et à cheval, et que le roi partiroit et iroit combattre ses ennemis. Tous s’ordonnèrent et montrèrent que ils avoient grand’joie de cette journée et de celle aventure.

Quand ce vint le samedi au matin on sonna trompettes et claronceaux à grand’foison parmi l’ost, et ouït le roi messe au chastel[1] et puis but un coup, et aussi firent toutes ses gens ; et montèrent à cheval et se trairent sur les champs en bonne et belle ordonnance, messire Regnault Limousin, maréchal de l’ost, tout devant. Si furent envoyés leurs coureurs chevaucher et aviser

  1. Suivant les Chroniques portugaises, après avoir communié et reçu la bénédiction de l’archevêque guerrier de Brague, il plaça la croix sur sa poitrine ainsi que toute son armée. Le Portugal, suivant le parti d’Urbain, traitait de schismatiques les Espagnols qui suivaient le parti de Clément, et les Espagnols qui étaient Clémentins regardaient aussi leurs adversaires du parti d’Urbain comme des schismatiques. Les deux papes rivaux avaient distribué des indulgences à foison, et promis le ciel aux martyrs de leur cause.