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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/431

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LIVRE III.

le contenement des ennemis ; et quelle part on les trouveroit ; et quelle quantité, par avis, ils pouvoient être.

Si furent envoyés de par les François deux écuyers, l’un bourguignon et l’autre gascon : le Bourguignon nommoit-on Guillaume de Montdigy et étoit avecques messire Jean de Rie ; et le Gascon de Berne nommoit-on Bertran de Barége ; et furent tous deux ce jour chevaliers ; et avecques eux un chastelain de Castille et bon homme d’armes qui s’appeloit Pierre Ferrant de Médine ; et étoit monté sur un ginet léger et bien courant à merveilles. Endementres que ces trois chevaucheurs chevauchoient les champs avant et arrière pour aviser le contenement des Portingalois, le grand ost vint, où il y avoit largement deux mille lances, chevaliers et écuyers gascons, bourguignons, françois, picards et bretons, aussi bien arroiés et appareillés et armés de toutes pièces que nuls gens d’armes pourroient être, et bien vingt mille Espaignols, et tous à cheval, et chevauchoient tout le pas. Si n’avoient pas chevauché le trait d’un arc, quand ils s’arrêtèrent.

D’autre par le roi de Portingal avoit envoyé trois coureurs chevaucheurs pour aviser justement et clairement l’ordonnance et contenement des Espaignols, dont les deux étoient Anglois, écuyers et apperts hommes d’armes : l’un étoit nommé Janequin d’Arteberi, et l’autre Philippe de Barqueston, et avecques eux un Portingalois nommé Ferrant de la Griose. Tous étoient bien montés. Et chevauchèrent ces trois si avant que ils avisèrent, d’un tertre où ils étoient montés et esconsés entre arbres où on ne les pouvoit voir pour les feuilles, tout le contenant des Espaignols.

Or retournèrent devers le roi de Portingal et son conseil ces trois chevaucheurs dessus nommés, et le trouvèrent, et tout l’ost, dessus les champs. Ils firent record et relation de leur chevauchée en disant : « Sire roi, nous avons été si avant que nous avons vu tout le contentement de vos ennemis ; et sachez que ils sont grand’gent et belle gent ; et y peut bien avoir trente mille chevaux ; si ayez sur ce avis. » Adonc demanda le roi : « Dites-moi, chevauchent-ils tous en flotte ? » — « Nennil, sire, ils sont en deux batailles. » Adonc se retourna le roi de Portingal vers ses gens, et dit tout haut : « Avisez-vous, ci ne faut point de couardise ; sans faute nous nous combattrons, car nos ennemis chevauchent et ont grand’volonté de nous trouver. Si nous trouveront, car nous ne pouvons fuir ni retourner. Nous sommes issus de Lussebonne grand’foison de gens. Or pensez du bien faire et de vous vendre. Vous m’avez fait roi aujourd’hui ; je verrai si la couronne de Portingal me demeurera paisiblement. Et soyez tout sûrs que jà je ne fuirai, mais attendrai l’aventure avecques vous. » Et ils répondirent : « Dieu y ait part ! et nous demeurerons aussi tous avecques vous. »

Adonc furent appelés Nortberry, Hartecelle, d’Arteberry et aucuns des autres des plus usagés d’armes et qui le plus avoient vu. Si leur fut demandé quel conseil ils donnoient pour attendre l’aventure et la bataille, car il étoit vrai que combattre les convenoit, car les ennemis leur approchoient fort, qui étoit grand’foison et bien largement quatre contre un. Donc, répondirent les Anglois et distrent : « Puisque nous aurons la bataille et qu’ils sont plus de gens que nous ne sommes, c’est une chose mal partie, si ne la pouvons conquerre fors que par prendre avantage. Et si vous savez près de ci nul lieu où ait avantage de haies ni de buissons, si nous faites aller celle part : nous là venus, nous nous fortifierons par telle manière que vous verrez, et que nous ne serons pas si légers à entamer et à entrer en nous, comme nous fussions en-mi ces plains. » Lors dit le roi : « Vous parlez sagement, et il sera ainsi fait comme vous le dites. »

Au conseil des Anglois se sont arrêtés le roi de Portingal et les Lussebonnois, et ont jeté leur avis où ils se trairont. Vous devez savoir que assez près de là où ils étoient siéd la ville de Juberot, un grand village auquel les Lussebonnois avoient envoyé toutes leurs pourvéances, leurs sommiers et leur charroy, car ils avoient intention que ce soir ils y viendroient loger, eussent bataille ou non, si du jour ils pouvoient issir à honneur. Au dehors de la ville, ainsi comme au quart d’une lieue, a une grande abbaye de moines où ceux de Juberot et autres villages vont à la messe ; et siéd celle église un petit hors du chemin en une motte avironnée de grands arbres et de haies et de buissons ; et y a assez fort lieu parmi ce que on y aida. Adonc il fut dit en la présence du roi et de son conseil et des Anglois qui là étoient appelés, car combien que