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LIVRE II.

confort ne leur apparoît de nul côté. Si entrèrent en traité, car ils virent que iceux seigneurs ne les lairoient point en paix si les auroient conquis, comme longuement qu’ils y dussent demeurer. Traités se portèrent entre les seigneurs de l’ost et eux, que ils rendroient Saint-Maubert et s’en partiroient, eux et leurs biens, saufs et sans dommage ; et se trairoient en Poitou, ou là où ils voudroient, et seroient jusques-là conduits. Ainsi leur fut tenu comme ils le traitèrent ; et se départirent les Bretons sans dommage et rendirent Saint-Maubert. Quand le sire de Neufville le r’eut, il le fit remparer, rafraîchir et ravitailler de nouvelles pourvéances et d’artillerie, et y mit Gascons pour le garder, et un écuyer gascon à capitaine qui s’appeloit Pierre de Pressach, bon homme d’armes et vaillant durement ; et puis s’en retournèrent à Bordeaux et là se rafraîchirent. Si entendoient tous les jours que le siége étoit devant Pampelune en Navarre que l’infant de Castille avoit assiégé ; mais ils n’oyoient nulles nouvelles certaines du roi de Navarre ; dont ils étoient tous émerveillés. Et aussi le roi de Navarre n’oyoit nulles nouvelles de eux ; dont il lui déplaisoit bien. Nous retournerons aux besognes de Bretagne et de Normandie, et parlerons du siége de Saint-Malo et comment il persévéra.


CHAPITRE XXXVI.


Comment ceux de Saint-Malo rompirent la mine que les Anglois faisoient, et comment les dits Anglois levèrent leur siége sans rien faire.


Devant la ville de Saint-Malo ot grand siège et puissant et fait maint assaut ; car les Anglois qui devant se tenoient avoient bien quatre cents canons[1] qui jetoient nuit et jour dedans la forteresse. Le capitale qui s’appeloit Morfonace, vaillant homme d’armes soignoit moult bien du défendre, avec les bons consaulx de messire Henry de Malestroit, du seigneur de Combour et du vicomte de la Berlière, et tant que nul dommage ne leur étoit encore apparent. Sur les plains dedans le pays, si comme je vous ai dit autrefois, étoit toute la fleur de la France ; tant de grands seigneurs que d’autres, se trouvoient bien quinze mille hommes d’armes chevaliers et écuyers, et étoient bien cent mille chevaux et plus. Et volontiers eussent combattu les Anglois à leur avantage s’ils pussent ; et les Anglois aussi eux ; et en avoient grand désir, ce pouvez bien croire, si ils vissent leur plus bel ; mais ce qui leur brisoit leur propos, et brisa par trop de fois, c’étoit ce que il y avoit une rivière grande et grosse, quand la mer retournoit, entre les deux osts ; pourquoi ils ne pouvoient advenir l’un à l’autre. Et toujours se faisoit la mine : bien s’en doutoient ceux de Saint-Malo.

Vous devez savoir que en tels assemblées et en tels faits d’armes comme là avoit ne pouvoit être que à la fois les fourrageurs ne se trouvassent sur les champs ; car il y avoit des apperts chevaliers jeunes d’un côté et d’autre ; si en y avoit d’un lez et d’autre à la fois de rués jus d’uns et d’autres, et y avoit plusieurs belles aventures. Les mineurs du duc de Lancastre ouvrèrent soigneusement nuit et jour en leur mine pour venir par dessous terre dedans la ville et faire renverser un pan de mur, afin que tout légèrement gens d’armes et archers pussent entrer dedans. De cette affaire se doutoit grandement Morfonace et les chevaliers qui dedans étoient, et connoissoient assez que par ce point ils pouvoient être perdus ; et n’avoient garde de nul assaut fors que de celui-là ; car leur ville étoit bien pourvue d’artillerie et de vivres pour eux tenir deux ans, si il leur besognoit. Et avoient entre eux grand’cure et grand’entente comment ils pourraient rompre cette mine, et étoit le plus grand soin qu’ils eussent de la briser : tant y pensèrent et travaillèrent que ils en vinrent à leur entente, et par grand’aventure, si comme plusieurs choses adviennent souventefois. Le comte Richard d’Arondel devoit une nuit faire le gait atout une quantité de ses gens. Ce comte ne fut mie bien soigneux de faire ce où il étoit commis, et tant que ceux de Saint-Malo le sçurent, ne sais par leurs espies ou autrement. Quand ils sentirent que heure fut et que sur la fiance du gait tout l’ost étoit endormi, ils partirent secrètement de leur ville, et vinrent à la couverte à l’endroit où les mineurs ouvroient, qui guères n’avoient plus à ouvrer pour accomplir leur emprise. Morfonace et sa route,

  1. On a déjà remarqué que ce nombre de canons paraît bien extraordinaire pour ce temps-là, de sorte que s’il n’y a pas d’exagération, il faut que ces canons ne fussent pas d’un calibre fort considérable, ou que Froissart ait ici employé le mot de canon pour désigner en général les machines destinées à l’attaque de Saint-Malo.