Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/451

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1388]
445
LIVRE III.

male, et puis remis et redressé sur ses roues, ainsi comme il devoit être et aller ; et avecques ce on appareilla encore grand’plenté d’atournemens d’assaut ; et quand tout fut prêt pour assaillir, messire Gautier de Passac, qui désiroit à conquérir le chastel et ville de Cremale, fit sonner trompettes en l’ost et armer toutes manières de gens et traire chacun en son ordonnance, ainsi comme il devoit être. Là étoit le sénéchal de Toulouse avec ceux de sa sénéchaussée d’un côté ; d’autre part étoit messire Roger d’Espaigne, sénéchal de Carcassonne, avecques ceux de sa sénéchaussée. Là étoient le sire de Barbesan, messire Bénédict, le sire de Benac, le fils au comte d’Esterac, messire Raymond de Lille et les chevaliers et écuyers du pays, et chacun en sa bonne ordonnance. Lors commencèrent-ils à assaillir de grand’volonté, et ceux de dedans à eux défendre, car ils véoient bien que faire leur convenoit, pour ce que ils se sentoient en dur parti. Bien connoissoient que messire Gautier n’en prendroit nul à merci ; si se vouloient vendre tant comme ils purent durer. Là étoient arbalêtriers gennevois qui traioient de grand’manière, et tapoient ces viretons si au juste parmi ces têtes, que il n’y avoit si joli qui ne les resoignât ; car, qui en étoit atteint, il avoit fait pour la journée, et l’en convenoit du mieux reporter à l’hôtel.

Là étoit messire Gautier de Passac tout devant qui y faisoit merveilles d’armes à son pouvoir, et disoit aux compagnons : « Et comment ! seigneurs, nous tiendront meshuy celle merdaille ! Si ce fussent jà bonnes gens d’armes, je ne m’en émerveillasse mie, car en eux a plus de fait que il ne doit avoir en tels garçons comme il y a là dedans. C’est l’intention de moi que je vueil dîner anuit au fort. Or aperra si vous avez volonté d’accomplir mon désir. »

À ces mots s’avançoient compagnons qui désiroient à avoir grâce, et assailloient de grand’volonté. On prit échelles à foison à l’endroit où le grand engin étoit, auquel les Gennevois arbalêtriers se tenoient, et furent dressées contre le mur. Lors montèrent toutes manières de gens qui monter purent ; et arbalêtriers traioient si roidement et si ouniement que les défendans ne s’osoient à montrer. Là entrèrent les François par bel assaut en la ville de Cremale, les épées en la main, en chassant leurs ennemis, desquels en y ot morts et occis je ne sais quant, et tout le demourant furent pris. On entra par les portes en la ville. Là fut demandé à messire Gautier que on feroit de ceux qui furent pris. « Par Saint-Georges ! je vueil que ils soient tous pendus ! » Tantôt à son commandement ils le furent, et Espaignolet tout devant. Si dînèrent les seigneurs au chastel, et le demourant des gens d’armes en la ville ; et se tinrent là tout le jour ; et rendit messire Gautier de Passac le chastel et la ville au seigneur de Cremale, et puis ordonna d’aller autre part quérir aventure sur leurs ennemis.

Après la prise de Cremale, si comme vous avez ouï, se départirent les seigneurs et leurs routes et se mirent au chemin devers un fort que on disoit le Mesnil, lequel avoit porté moult grands dommages et destourbiers au pays avecques les autres. Sitôt comme ils furent là venus on l’assaillit. Ceux de dedans se défendirent, mais plenté ne fut-ce pas, car par assaut ils furent pris, et le fort aussi, et ceux tous morts et pendus qui dedans étoient. Quand ceux de Roies et de Rochefort, deux autres forts d’ennemis, entendirent comment messire Gautier de Passac ouvroit au pays et prenoit les forts, et n’étoit nul pris à merci que il ne fût mort ou pendu, si se doutèrent grandement de venir à celle fin ; et se départirent de nuit, ne sais par croute dessous terre ou autrement, car encore ces deux chastels, Roies et Rochefort, sont croutés, et sont des chastels qui furent anciennement Regnault de Montauban ; et les François les trouvèrent tous vuis, quand ils vinrent devant. Si en reprirent la saisine et les peuplèrent de nouvelles gens et de pourvéances, et puis tournèrent leur chemin devers le pays de Toulouse pour venir en Bigorre ; car il y avoit sur la frontière de Tharbe deux chastels, lesquels étoient nommés l’un le Dos-Julien et l’autre Navaret, que pillards tenoient, qui grandement travailloient le pays et la bonne ville de Tharbe et la terre au seigneur d’Anchin.

Quand messire Gautier de Passac et ces seigneurs de France et de la Langue-d’Oc se furent reposés et rafreschis trois jours en la bonne cité de Toulouse, ils se partirent et prirent le chemin de Bigorre ; et exploitèrent tant qu’ils vinrent devant le fort que on dit le Dos-Julien ; et là s’arrêtèrent et dirent que ils n’iroient plus avant, si en auroient délivré le pays. En la com-