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LIVRE III.

aura grand’joie, car il désire grandement votre venue et vous voir. »

On fut sur cel état un temps et bien une heure, et fut délibéré que on iroit prendre terre au port de Portingal à trente lieues de Lussebonne, et puis fut tout retourné, car on dit : « Que le plus honorable étoit sans comparaison de prendre terre sur marche d’ennemis que sur ses amis ; et que les ennemis, quand ils sauront que nous serons arrivés sur eux, en auront plus grand’peur et plus grand’fréeur. » Donc fut arrêté et accordé de prendre terre à la Calongne en Galice. Celle part tournèrent les mariniers, lesquels avoient vent et temps à souhait ; et ne furent, depuis que ils se départirent de Brest, que cinq jours sur la mer que ils vinrent devant le hâvre de la Calongne, et là entrèrent en attendant l’aigue, car ils avoient basse yeaue ; si ne pouvoit-on approcher terre de si près.

Or vous dirai des chevaliers de France, de monseigneur le Barrois des Barres, de messire Robert et de messire Jean de Bracquemont, de messire Jean de Chastel-Morant, de messire Pierre de Villaines, de messire Tristan de la Gaille et des autres qui étoient venus en pèlerinage en la ville de Compostelle au baron monseigneur saint Jacques en grand’dévotion. Quand ils orent fait leur pèlerinage et chacun son offrande, et ils se furent traits à l’hostel, nouvelles leur vinrent, par ceux qui demeuroient sur les frontières et bondes de la mer, que les Anglois montroient que ils vouloient venir et arriver et prendre terre à la Calongne. Avant que sommiers ni mulets ni chevaux fussent troussés, qui leur harnois portoient, ils ordonnèrent à partir tantôt et venir devers la Calongne, et se mirent à chemin pour conforter le port, la ville et le chastel ; et bien dirent ceux qui le chastel et la ville de Calongne connoissoient : « Avançons-nous ; car si les Anglois, par mésaventure ou par force d’armes, prenoient la ville et le chastel de la Calongne, ils seroient tous seigneurs du pays. Les chevaliers prindrent leurs chevaux qui les suivoient, et firent tant par bon exploit que ils vinrent celle nuit à la Calongne, où il y a quatorze grands lieues et divers pays ; et se boutèrent si à point en la ville et au chastel, que les Anglois venoient, qui ancrèrent devant le hâvre ; dont on fut moult réjoui en la ville et au chastel de leur venue.

Toute celle nuit vinrent les sommiers qui apportoient et amenoient leur harnois. Quand ce vint au matin, ce fut grand’beauté de voir entrer au hâvre de la Calongue ces gallées et ces nefs armées, chargées de gens et de pourvéances et de ouïr ces trompettes qui sonnoient à tous lez ; et les trompettes du chastel et de la ville résonnoient à l’autre lez et se ébattoient l’un contre l’autre.

Tantôt connurent les Anglois que il y avoit grand’gent d’armes et de bonne garnison, et que François étoient saisis de la ville et du chastel. Adonc issirent les seigneurs tout bellement et aussi toutes manières de gens hors des vaisseaux et des gallées, et se trairent sur les champs, ni point n’approchèrent de la ville, ils n’y avoient que faire, car elle est trop forte et trop bien fermée ; et si étoit bien pourvue de bonnes gens d’armes. Ils en véoient bien les apparences.

Au dehors de la ville de la Calongne avoit aucuns hôtels et maisons de pécheurs et de gens de mer. Là se trairent les seigneurs et se logèrent ; mais il convint faire assez d’autres logis, car il y en avoit trop peu pour tous. Le premier jour que ils arrivèrent au port de la Calongne, le second, le tiers et le quart furent ceux tous embesognés qui à ce faire ordonnés étoient, de décharger les gallées et les vaisseaux, tant y avoit de pourvéances et de choses amenées et à vider hors des nefs. Si furent mis hors les chevaux tout bellement, qui avoient été ès nefs plus de quinze jours. Si étoient foulés et oppressés, combien qu’ils eussent été bien gouvernés et approvendés de foins, d’avoine et d’aigue douce ; mais autant bien leur griève la mer, comme elle fait aux gens. Si furent menés et pourmenés et rafreschis de nouvelles pourvéances et de fresches aigues.

Quand tout fut mis hors des gallées et des vaisseaux, on demanda au duc quelle chose il vouloit que on ordonnât de la navie. Il répondit : « Je vueil que tous les mariniers soient payés de leur peines ; et puis fasse chacun son profit ; car je leur en donne bien congé. Et veux bien que chacun sache que jamais la mer en Angleterre ne repasserai, tant que je aurai ma pleine suffisance du royaume de Castille ; ou je mourrai en la peine. »

Le commandement du duc fut lors accompli ; on paya les mariniers si bien qu’ils se tinrent