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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

pour contens, puis après se départirent quand il leur plut. Si issirent du port de la Calongne et s’en allèrent, les aucuns en Portingal et les autres à Lussebonne ou à Bayonne, ou à le Bay en Bretagne, ou en Angleterre. Sachez que nul ne demeura derrière. Et le duc de Lancastre et les Anglois se logèrent à la Calongne, non au fort, mais au dehors en petites maisons qu’ils trouvèrent ; et aussi ils en firent des nouvelles de bois et de feuilles, ainsi que gens d’armes se logent.

Environ un mois et plus fut le duc de Lancastre à la Calongne sans point partir, si il n’alloit voler on chasser ; mais il et aucuns seigneurs d’Angleterre avoient fait venir chiens et oiseaux pour leurs déduits, et espriers pour les dames. Encore avoient-ils amené en leur navie moulins pour moudre, meules pour faire farine, fours pour cuire. De tels choses ne vont-ils point volontiers dégarnis, puisque ils cheminent en pays de guerre. Leurs fourriers alloient tous les jours en fourrage là où ils en pensoient trouver planté à fourrager, mais pas n’en trouvoient ; car ils étoient logés en povre pays et désert : si les convenoit aller trop loin pour fourrager. Or s’avisèrent les compagnons qui en la garnison étoient en la Calongne, le Barrois des Barres qui volontiers et bien sait chevaucher et reculer ses ennemis, quand il est nécessité et besoin, et Jean de Chastel Morant, et messire Robert, et messire Jean de Bracquemont, Tristan de la Gaille et les autres. Quand ils sçurent que les fourrageurs chevauchoient ainsi follement, ils pourpensèrent que un jour ils leur seroient audevant, et leur feroient payer une fois pour toutes les prises et les levées que ils avoient faites au pays ou faisoient. Si s’armèrent un soir, et montèrent à cheval, et partirent environ deux cents, et prirent guides qui de nuit les menèrent autour des bois et des montagnes ; et s’adressèrent au point du jour sur un bois et une montagne que on dit au pays à l’Espinette ; et là se tinrent sur le pas, car bien savoient, comme dit leur avoit été, que les Anglois fourrageurs chevauchoient et pilloient le pays, et voir étoit, et étoient bien trois cents.

Quand ceux fourrageurs orent cerché tout le pays, où avoient demeuré deux jours pour mieux piller et pour avoir plus grand fourrage, ils retournèrent arrière pour venir à la Calongne ; et ne pouvoient passer par autre pas que par le pas et montagne de l’Espinette. Quand ils se furent là embattus, messire Jean des Barres et les chevaliers et escuyers françois, qui embûchés sur le pas les attendoient, leur saillirent au-devant en criant : « Les Barres au Barrois ! » Là furent ceux fourrageurs tous esbahis ; car la greigneur partie ne portoient nulle armure. Il y avoit environ six vingt archers qui se tinrent gentiment à défense et en ordonnance et commencèrent à traire, et navrèrent par leur traité planté d’hommes et de chevaux ; et quand leur trait fut passé, ils jetèrent leurs arcs jus et se mirent les aucuns à défendre de ce qu’ils avoient et les autres se muçoient et embloient pour eux sauver. Que vous ferois-je long conte ? Des trois cens Anglois fourrageurs qui là étoient, il en y ot bien morts deux cens, et le demourant se sauvèrent au mieux qu’ils purent par buissons et par forts bois où ils se boutèrent et où gens de chevaux ne pouvoient entrer. Or revinrent les fuyans devant la Calongne, qui recordèrent ces nouvelles, et comment le Barrois des Barres et sa route les avoient rués jus ; lors s’estourmirent[1] ceux de l’ost du duc. Si fit armer messire Thomas Moreaulx plus de cinq cens hommes, qui étoit maréchal de l’ost ; et montèrent à cheval ; et lui-même monta et prit le pennon de Saint George, et se unit au chemin, en trop grand désir de trouver les François. Et chevauchèrent tant que ils vinrent à l’Espinette et sus le pas, où ils trouvèrent les gens morts, dont ils furent moult courroucés.

Quand ils furent là venus, ils n’eurent rien fait, car les François étoient jà retraits et rentrés au chemin lequel ils étoient venus. Jamais, qui ne les eût là menés, ils n’eussent suivi les esclos ; si s’en retournèrent sans rien faire. Et tout ainsi comme ils étoient à une demi-lieue de leur ost, ils regardèrent et virent bien sur côté les François qui rentroient au chastel de la Calongne ; si furent moult courroucés, mais amender ne le purent. Et fut ce jour moult blâmé d’aucuns en l’ost en requoi le maréchal, de ce que il envoyoit ni avoit envoyé fourrager ni consenti à aller leurs gens si simplement que sans gens d’armes, quand ils sen-

  1. Se mirent en mouvement.