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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ainsi, quoique la ville de Calongne soit plus forte dix fois que celle ville ; je vous dirai quelle chose ils ont fait envers nous. Les hommes de la ville tout coiement se sont composés à nous et ont dit ainsi : que ils feront volontiers tout ce que vous ferez ; mais si vous vous faites assaillir ni détruire, ils ne le feront pas. Si le pays de Gallice se rend à monseigneur et à madame, ils se rendent aussi et de ce avons-nous bons plèges par devers nous qui bien nous suffisent. » — « C’est bien, répondit le capitaine, nous voulons bien aussi tenir ce traité. Il a encore ens ou royaume de Galice grand’foison de cités et de bonnes villes. Si chevauchez outre et nous laissez en paix, et nous ferons si comme ils feront, et de ce nous baillerons plèges et bons ôtages. » — « Nennil, répondit le maréchal, ces traités que vous mettez avant ne suffisent pas à monseigneur le duc ni à madame aussi, car ils veulent venir loger en celle ville et tenir leur état, si comme seigneur et dame le doient tenir sur leur héritage : si nous en répondez briévement lequel vous voudrez faire : ou si vous les recueillerez doucement et aimablement, ou si vous vous ferez assaillir et prendre de force et tous détruire ? » — « Monseigneur, répondit le capitaine, donnez-nous un petit de loisir pour parler ensemble, et nous en répondrons tantôt. » — « Je le veuil, » dit le maréchal.

À ces mots se trait le capitaine à part et rentra en la ville, et vint en la place accoutumée où toutes gens se retrayent pour être ensemble, et là fit-il venir toutes les gens de la ville. Quand ils furent tous venus, il leur remontra moult sagement, et leur dit et conta de point en point toutes les paroles que vous avez ouïes : finablement il me semble, et voir fut, que ils furent d’accord de recevoir le duc de Lancastre paisiblement comme leur seigneur et dame, et les tenroient en la ville tant comme il leur plairoit à être, si la puissance du roi de Castille ne les ôtoit et levoit. Mais il, si advenoit ainsi, que, quand ils auroient été là un an ou deux, ou à leur plaisance tant et si petit comme il leur plairoit à être, et ils se départissent du pays et retrayssent en Angleterre, ou à Bordeaux, ou à Bayonne, ou autre part là où il leur plairoit à être le mieux, si le duc ne les laissoit si bien et si fort pourvus de bonnes gens d’armes que pour eux tenir et garder contre leurs ennemis, et par celle faute que point ne seroient pourvus et garnis, ils rendroient la ville et mettroient arrière en l’obéissance du roi Jean de Castille ou de ses maréchaux, ils vouloient être quittes de leur foi.

Ces traités accepta liement messire Thomas Moreaulx ; et dit que ils parloient bien et à point et que le duc et la duchesse ne demandoient mie mieux. Lors retourna le maréchal devers ses gens ; et puis s’en alla devers le duc et la duchesse qui l’attendoient sur les champs. Si leur recorda tous ces traités auxquels ils ne contredirent point, mais les tinrent à bons et bien faits. Si chevauchèrent liement, si comme ci-dessus est dit et conté, et en ordonnance de bataille en trois arrois jusques à la ville de Saint-Jacques.

Environ deux petites lieues françoises de la ville de Saint-Jacques en Gallice vinrent au dehors en procession tout le clergé de la ville en portant diverses reliques, croix et gonfanons, hommes, femmes et enfans contre la venue du duc et de la duchesse ; et apportoient les hommes de la ville avecques eux les clefs des portes, lesquelles ils présentèrent, de bonne volonté par semblant, je ne sçais si il étoit feint ou vrai, au duc et à la duchesse, tous à genoux ; et les recueillirent à seigneur et à dame. Ainsi entrèrent pour ce jour en la ville de Saint-Jacques ; et le premier voyage qu’ils firent, ils allèrent tout droit et à pied à l’église de Saint-Jacques, duc, duchesse et tous les enfans ; et se mirent en oraison et à genoux devant le benoit corps saint et baron de saint Jacques, et y firent grands offrandes et beaux dons ; et me fut dit que le duc et la duchesse et leurs deux filles à marier, Philippe et Catherine, se logèrent en l’abbaye et maison de céans et y firent leur tinel. Les autres seigneurs, messire Jean de Hollande, messire Thomas Moreaux et leurs femmes se logèrent en la ville, et barons et chevaliers qui loger se purent ; et gens d’armes sur les champs tout autour de la ville de Saint-Jacques. Et qui ne pouvoit trouver maison, il faisoit loge et feuillée de bois que il coupoit, car il en y a assez au pays ; et se tenoient tout aises de ce qu’ils avoient chairs ; et forts vins trouvoient-ils assez, dont ces archers buvoient tant que ils se couchoient le plus du temps ivres. Et moult souvent par trop boire, car c’étoit au moustison, ils avoient la foire, ou au matin si mal en leurs têtes que ils ne se pouvoient aider tout le jour.