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LIVRE III.

Si les nouvelles étoient grandes ens ès royaumes et pays voisins de Castille, ainsi étoient-elles en lointaines villes et marches. Le roi de Grenade[1], quoique il ne soit pas de notre loi, se doutoit grandement de l’armée du duc de Lancastre et du roi de Portingal et des alliances que ils devoient faire et avoir ensemble, que, au temps à venir, les flamèches qui de ce feu pourroient naître ne retournassent sur lui et sur son royaume : et ot conseil le dit roi de Grenade, pour le meilleur et le plus sûr, que il auroit certains traités et accords au roi Jean de Castille, car ce roi doutoit trop plus les Anglois et les Portingalois que il ne faisoit les Espaignols. Si envoya, sur forme de paix et d’amour, grands messages ambassadeurs devers le roi de Castille, tels que le Postel de Gilbatar et Mansion d’Albatas[2] et autres. Et vinrent ceux sur saufconduit au Val-d’Olif parler au roi de Castille de par le roi de Grenade. On les vey et ouït volontiers parler, puisque ils ne vouloient que tout bien et affection, confort ou aide au roi de Castille de par le roi de Grenade, pour tant que leurs deux royaumes marchissent ensemble.

Le roi de Castille, avant que il leur fesist nulle réponse, eut conseil quelle chose en étoit bonne à faire ; et ne vouloit rien passer ni accorder sans le sçu et avis des barons de France qui là étoient : lesquels chevaliers de France, considéré bien toutes les besognes de Castille, conseillèrent au roi que ces ambassadeurs de Grenade fussent répondus sur la forme que je vous dirai : ce fut que le roi de Grenade tenist les frontières de son pays closes et les ports de mer, et n’eût aux Portingalois ni Anglois nulles alliances ni nul n’en recueillât en son pays.

Ces ambassadeurs de Grenade qui étoient forts, et bien le montroient par lettres patentes de leur roi et de son conseil, de accorder et apporter outre tout ce que ils feroient pour le meilleur, sur la forme pourquoi ils étoient venus en Castille, l’accordèrent et scellèrent, et puis, tout ce fait, ils retournèrent arrière en Grenade. Il me fut dit en ce temps que je fus au pays de Berne, et faisant enquêtes de ces besognes dessus dites et à venir, en l’hôtel du gentil comte Gaston de Foix, que le roi de Grenade avoit envoyé au roi de Castille, par la confirmation des traités dessus nommés et pour aider à ses besognes, et à poursuivir la guerre contre les Anglois et Portingalois, six sommiers chargés d’or et d’argent ; mais on ne me sçut pas à dire si ce étoit par don ou par prêt. Comment que la chose allât, toutefois le roi Jean de Castille les ot, dont il fut grandement reconforté ; et en furent les chevaliers et écuyers de France, qui venus l’étoient servir, payés, pour un temps, avant que les autres finances furent venues, dont messire Guillaume de Lignac et messire Gaultier de Passac furent tout réjouis ; car ils en eurent bien et largement leur part.

Ainsi en celle saison se appareilloient guerres de tous côtés ; et vouloient bien les François que les nouvelles fussent sçues et publiées par tout, comment ils avoient grand affection d’entrer par mer et par le voyage de l’Escluse, qui outre mesure de grandeur, s’appareilloit, ens ou royaume d’Angleterre à peines. En ce temps, en Flandre, en Brabant, en Hollande, en Hainaut et en Picardie, on ne parloit d’autre chose que de ce voyage ; et menaçoient les François trop grandement les Anglois en Angleterre et disoient en leurs hôtels : « Il nous appert une noble et bonne saison ; nous détruirons Angleterre ; elle ne pourra nullement durer et résister à l’encontre de nous. Le temps est venu que nous serons grandement vengés des cruels faits et offenses que ils ont faits en France : nous ravirons l’or, l’argent et les richesses que du temps passé ils ont portés de France en Angleterre ; et encore, avec tout ce, ils seront contournés en captivoison, et toute leur terre arse et détruite sans recouvrer ; car, lorsque nous entrerons dedans à l’un des lez, les Escots y entreront d’autre part ; si ne sauront les Anglois auquel lez entendre. »

Ainsi étoient menacés les Anglois par les François, et donnoient grand marché, et montroient par leurs paroles que tout fut à eux : mais les Anglois les plusieurs n’en faisoient compte ; et tous ces appareils et l’esclandre qui

  1. Muhamed ben Jusef ben Ismail ben Farag, qui avait commencé à régner à Grenade en 1354, et qui, après avoir été détroné par son frère Ismail, avait repris la couronne en 1362, et mourut en 1391.
  2. Je ne puis trouver les noms des ambassadeurs envoyés au roi de Castille par le roi de Grenade. Je vois seulement par les historiens du temps, que les alliances ont existé, et que Froissart, si bien informé sur tout le reste de ces campagnes, l’est encore fort bien ici.