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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

s’en mût. Le chevalier, qui grand courage avoit et qui sa femme créoit, ne voult pas tenir celle opinion, mais s’en vint à Paris et remontra sa cause en parlement contre ce Jacques le Gris, lequel répondit à son appel, et dit et prit et livra pleiges que il en feroit et tiendroit ce que parlement en ordoneroit.

La plaidoierie du chevalier et de lui dura plus d’un an et demi ; et ne les pouvoit-on accorder, car le chevalier se tenoit sûr et bien informé de sa femme, et puisque la cause avoit été tant sçue et publiée qu’il l’en poursuivroit jusques à la mort. De quoi le comte d’Alençon avoit en très grand’haine le chevalier, et l’eût par trop de fois fait occire, si ce n’eût été ce que ils se étoient mis en parlement.

Tant fut proposé et parlementé que parlement en détermina, pourtant que la dame ne pouvoit rien prouver contre Jacques le Gris, que champ de bataille jusques à outrance s’en feroit ; et furent les parties, le chevalier et l’écuyer et la dame du chevalier, au jour de l’arrêt et du champ jugé à Paris ; et devoit être par l’ordonnance de parlement le champ mortel, le premier lundi après l’an mil trois cent quatre-vingt et sept.

En ce temps étoit le roi de France et les barons aussi à l’Escluse sus l’entente de passer en Angleterre. Quand les nouvelles en furent venues jusques au roi qui se tenoit à l’Escluse, et qui jà voyoit que le voyage d’Angleterre ne se feroit pas, et jà étoit ordonné de par parlement que telle chose devoit être à Paris, si dit que il vouloit voir le champ du chevalier et de l’écuyer. Le duc de Berry, le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le connétable de France, qui aussi grand désir avoient de le voir, dirent au roi que ce étoit bien raison que il y fût. Si manda le roi à Paris que la journée fût détriée de ce champ mortel, car il y vouloit être ; on obéit à son commandement, ce fut raison. Et retournèrent le roi et les seigneurs en France. Et tint le roi de France en ces jours ses fêtes de Noël en la cité d’Arras, et le duc de Bourgogne à Lille. Et endementres passèrent toutes manières de gens d’armes et retournèrent en France et chacun en son lieu, si comme il étoit ordonné par les maréchaux. Mais les grands seigneurs se trayrent vers Paris pour voir le champ.

Or furent revenus du voyage de l’Escluse le roi de France et ses oncles et le connétable à Paris. Le jour du champ vint, qui fut environ l’an révolu que on compta selon la coutume de Rome l’an mil quatre cent quatre vingt sept. Si furent les lices faites du champ en la place Sainte-Catherine, derrière le Temple ; le roi de France et ses oncles vinrent en la place où le champ se fit, et là y eut tant de peuple que merveille seroit à penser. Et avoit sur l’un des lez des lices faits grands écharfaulx, pour les seigneurs voir la bataille des deux champions ; lesquels vinrent au champ et furent armés de toutes pièces, ainsi comme à eux appartenoit, et là furent assis chacun en sa chayère. Et gouvernoit le comte Valeran de Ligny et Saint-Pol, messire Jean de Carrouge ; et les gens du comte d’Alençon, Jacques le Gris. Quand le chevalier dut entrer au champ, il vint à sa femme, qui là étoit sur la place en un char tout couvert de noir, et la dame vêtue de noir aussi, et lui dit ainsi : « Dame, sut votre information je vais aventurer ma vie et combattre Jacques le Gris. Vous savez si ma querelle est juste et loyale. » — « Monseigneur, dit la dame, il est ainsi ; et vous combattez sûrement, car la querelle est bonne. » — « Au nom de Dieu soit, » dit le chevalier. À ces mots le chevalier baisa sa femme, et la prit par la main, et puis se signa, et entra au champ.

La dame demeura dedans le char couvert de noir et en grands oraisons envers Dieu et la vierge Marie, et en priant humblement que à ce jour par leur grâce elle pût avoir victoire selon le droit qu’elle avoit. Et vous dis qu’elle étoit en grands transes et n’étoit pas assurée de sa vie ; car si la chose tournoit à déconfiture sus son mari, il étoit sentencié que sans remède on l’eût pendu et la dame arse. Je ne sais, car je n’en parlai oncques à li, si elle s’étoit point plusieurs fois repentie de ce que elle avoit mise la chose si avant, que son mari et elle mis en ce grand danger ; et puis finablement il en convenoit attendre l’aventure.

Quand ils eurent juré, ainsi comme il appartient à champ faire, on mit les deux champions l’un devant l’autre, et leur fut dit de faire ce pourquoi ils étoient là venus. Ils montèrent sur leurs chevaux, et se maintinrent de premier moult arrément, car bien connoissoient armes. Là avoit grand’foison de seigneurs de France, lesquels étoient venus pour eux voir combattre.