Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/550

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
544
[1386]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

relacer leurs heaumes. Si recoururent encore moult vaillamment la seconde lance, et aussi firent-ils la tierce. Briévement toutes leurs armes furent faites bien et à point au plaisir des seigneurs, tant que il fût dit que chacun s’étoit bien porté ; et donna ce jour à souper aux seigneurs et aux dames, en la cité de Bordeaux, le sénéchal messire Jean de Harpedane ; et à lendemain tous se départirent et en allèrent sur leurs héritages. Le sire de Rochefoucault s’ordonna pour aller en Castille ; car le roi Jean de Castille l’avoit mandé, et le voyage de Castille s’approchoit grandement. Et messire Guillaume de Montferrant, quand il fut revenu chez soi, s’ordonna aussi de passer outre et de monter en mer pour aller en Portingal ; car le roi l’avoit aussi mandé.

En si grande et si noble histoire comme ceste est, dont je, sire Jean Froissart, en ai été augmenteur et traiteur depuis le commencement jusques à maintenant, par la grâce et vertu que Dieu m’a donnée de si longuement vivre que j’ai en mon temps vu toutes ces choses d’abondance et de bonne volonté, ce n’est pas raison que je oublie rien qui à ramentevoir fasse. Et pour ce que les guerres de Bretagne, de Saint-Charles de Blois et de messire Jean de Montfort, ont grandement renforcé et renluminé celle haute et noble histoire, je veuil retourner à faire mention, et c’est droit, que les deux fils Jean et Guy de Saint-Charles de Blois, qui un long-temps se nommoit duc de Bretagne, et il l’étoit par le mariage que il fit à madame Jeanne de Bretagne, laquelle venoit du droit estocq de Bretagne et des ducs, si comme il est pleinement est véritablement contenu et remontré ici dessus en celle histoire, sont devenus ; car je ne les ai pas mis encore hors de la prison et danger du roi d’Angleterre, où leur père Saint-Charles de Blois les eut mis.

Vous savez, et il est ci-dessus escript et traité, comment le roi Édouard d’Angleterre, pour embellir sa guerre de France, se conjoignit et allia avecques le comte de Montfort ; et toujours l’a-t-il aidé, conseillé et conforté à son pouvoir, et tant fait que le comte de Montfort est venu à ses ententes et que il est duc de Bretagne, et sans l’aide du roi d’Angleterre et des Anglois il ne fût jamais venu à l’héritage de Bretagne, car Saint-Charles de Blois, lui vivant, eut toujours de sa partie en Bretagne contre le comte de Montfort de sept les cinq. Vous savez comment, sur l’an mil trois cent et quarante-sept, à une grosse bataille qui fut en Bretagne devant la Roche Derrien, les gens de la partie de la comtesse de Montfort, messire Jean de Harteselle et autres, déconfirent messire Charles de Blois, et fut là pris et amené en Angleterre où on lui fit bonne chère ; car la noble roine d’Angleterre, la bonne roine Philippe, qui fut en mon jeune temps ma dame et ma maîtresse, étoit de droite génération, cousine germaine à Saint-Charles de Blois. Et lui fit la dame et montra toute la grâce et amour qu’elle put ; et mit grand’peine à sa délivrance ; car le conseil du roi d’Angleterre ne vouloit point consentir que monseigneur Charles de Blois fût délivré ; et disoient le duc Henry de Lancastre et les autres hauts barons d’Angleterre : « Si messire Charles de Blois yst de prison, il y a en lui trop de belles et grandes recouvrances, car le roi Philippe, qui se dit roi de France, est son oncle ; et tant comme nous le tiendrons en prison, notre guerre en Bretagne est bonne. »

Nonobstant toutes les paroles et remontrances que les seigneurs d’Angleterre montroient au roi, le roi Édouard, par le bon moyen de la bonne et noble roine sa femme, le mit à finance ; et dut payer deux cent mille nobles, et pour avoir répondant de la somme des deniers, qui étoit grande à payer, mais non seroit maintenant pour un duc de Bretagne ; car les seigneurs se forment sur une autre condition et manière que ils ne faisoient pour lors, et trouvent pour le présent plutôt chevance que ne faisoient leurs prédécesseurs du temps passé, car ils taillent le peuple à volonté, et du temps passé ils n’usoient fors de leurs rentes et revenues ; car maintenant le duché de Bretagne sur un an ou sur deux, au plus long d’une prière, payeroit bien par aide à son seigneur deux cent mille nobles. Charles de Blois mit et bailla ses deux fils, qui pour lors étoient jeunes, en pleiges et en otages pour la somme des deniers le roi d’Angleterre. Depuis messire Charles de Blois, en poursuivant sa guerre de Bretagne, eut tant à faire à payer soudoyers, à soutenir son état, et toujours en espérance de voir fin de guerre, que il n’en chalut ses deux enfans. En poursuivant sa querelle et défendant son héritage le très vaillant et saint