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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

dises ; et voulsissent bien être encore à mouvoir, si il puist être. Toutefois, puisque combattre les convenoit et que autrement ils ne pouvoient passer, ils s’ordonnèrent selon ce, et étoient, que arbalétriers que autres gens, tous en armes et deffensables, plus de sept cens ; et avoient là un vaillant chevalier de Flandre à capitaine, lequel étoit amiral de la mer, de par le duc de Bourgogne, et l’appeloit-on messire Jean Bucq, preux, sage, entreprenant et hardi aux armes, et qui moult avoit porté sur mer de dommage aux Anglois.

Ce messire Jean Bucq les mit tous en ordonnance, et arma les nefs bien et sagement, ainsi que bien le sçut faire ; et leur dit : « Beaux seigneurs, ne vous épouvantez de rien. Nous sommes gens assez pour combattre l’armée d’Angleterre et si avons vent pour nous. Et toujours en combat tant approcherons-nous l’Escluse ; nous costions Flandre. Voilà Dunkerque ; nous les échapperons bien. » Les aucuns se confortoient sus ces paroles et les autres non, et se mirent en défense et en ordonnance, et s’appareillèrent arbalétriers pour traire, et jeter canons.

Or approchèrent les navies ; et avoient les Anglois aucunes gallées lesquelles ils avoient armées d’archers. Ces gallées tout premièrement s’en vinrent fendant la mer à force d’avirons, et furent les premiers assaillans ; et commencèrent archers à traire de grand randon ; et perdirent moult de leur trait aux Flamands ; car Flamands qui étoient en leurs vaisseaux se tapissoient entre les bords par dedans, et pour le trait point ne se montroient, et toujours alloient-ils avant aval le vent. Aucuns arbalétriers, qui étoient hors du trait des archers et à leur avantage, détendoient arcs et leur envoyoient carreaux dont ils en blessoient plusieurs.

Ainsi ensonniant de ces gallées aux vaisseaux s’approcha la grosse navie d’Angleterre, le comte d’Arondel et sa charge, l’évêque de Nordvich et sa charge et tous les autres ; et ainsi comme se fixent esprobons entre oisels gentils ou coulons, ils se boutoient entre les nefs de Flandre et de la Rochelle. Là n’eurent-ils pas trop grand avantage ; car Flamands et arbalétriers se mirent à défense vaillamment et de grand’volonté, car le patron, messire Jean Bucq, les y admonestoit. Et étoit lui et sa charge en un gros vaissel armé, fort et dur assez pour attendre tout autre. Et là dedans avoit trois canons, qui jetoient carreaux si grands que, là où ils chéoient à plomb, ils perçoient tous et portoient grand dommage. Et toujours en combattant et en tirant et en luttant approchoient ceux de Flandre ; et y eut aucunes petites nefs de marchands qui prirent les côtes de Flandre et la basse eau ; ceux-là se sauvèrent, car les gros vaisseaux, pour peu de parfont et pour les terres, ne les pouvoient approcher. Là eut sur mer, je vous dis, dure bataille et fière, et des nefs cassées et effondrées d’une part et d’autre ; car ils jetoient d’amont barreaux de fer aiguisés ; et là où ils chéoient ils couloient tout jusques au fond. Et vous dis que ce fut une très dure bataille et bien combattue, car elle dura trois marées. Car quand la marée failloit tous se retrayoient et ancroient ; il le convenoit ; et mettoient à point les blessés. Et la marée et les flots retournoient, ils se désancroient et sachoient les voiles amont et puis retournoient à bataille et se combattoient âprement et hardiment. Et là étoit Piètre du Bois de Gand atout une charge d’archers et de gens de mer qui donnoit aux Flamands moult à faire, car il avoit été maronnier. Si se savoit bien aider sur mer. Et étoit courroucé de ce que ces Flamands et marchands leur duroient tant.

Ainsi chassant et combattant, et toujours Anglois conquérant sus la navie des Flamands, vinrent-ils entre Blancqueberge et l’Escluse, et à l’encontre de Gagant ; et là fut la déconfiture, car ils ne furent secourus ni aidés de nullui, ni il n’avoit à ce jour nulles gens d’armes à l’Escluse ni ens ès nefs ni dedans la ville. Bien est vérité que un hommes d’armes et appert écuyer de l’Escluse, qui s’appeloit Arnoul le Maire, quand il ouït dire que bataille il y avoit sur mer de l’armée d’Angleterre à celle de Flandre, entra en une sienne barge que il avoit bonne et belle, et prit aucuns sergens de l’Escluse et vingt arbalétriers, et nagea à force de rames jusques à la bataille, mais ce fut sur le point de la déconfiture, car jà étoient Anglois saisis de la greigneur partie des vaisseaux, et avoient pris messire Jean Bucq le patron de la navie et tous ceux de dedans. Et quand Arnoul le Maire en vit la manière et que la chose alloit mal pour leurs gens, si fit traire trois fois ses arbalétriers et puis se mit au retour, et fut chassé jusques dedans le hâvre de l’Escluse ; mais les nefs qui le chassèrent