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LIVRE III.

allant et retournant, lui trentième de compagnons, il lui impetrât un sauf conduit au duc de Lancastre. Quand messire Jean de Hollande ot lu les lettres, il commença à rire, et regarda sus le héraut, et lui dit : « Compaing, tu sois le bien venu. Tu m’as apporté nouvelles qui bien me plaisent et je les accepte. Tu demeureras en mon hôtel, avecques mes gens, et je te ferai réponse dedans demain, de savoir où les armes se feront, ou en Galice ou en Castille. » Et celui répondit : « Sire, Dieu y ait part ! »

Le héraut demoura en l’hôtel messire Jean de Hollande ; on le tint tout aise. Messire Jean s’en vint devers le duc ; si le trouva et le maréchal parlant ensemble. Il les salua et puis si leur dit nouvelles, et leur montra les lettres. « Comment, dit le duc ! Et les avez-vous acceptées ? » — « Par ma foi, monseigneur, ouil. Et quoi donc ? Je ne désire autre chose que les armes, et le chevalier m’en prie que je lui fasse compagnie ; si lui ferai. Mais regardez où vous voulez qu’elles se fassent. » Le duc pensa un petit, et puis répondit et dit : « Qu’elles se fassent en celle ville ; c’est ma volonté. Faites-lui escripre un sauf conduit tel que vous voudrez, je le scellerai. » — « En nom Dieu, dit messire Jean, volontiers, et c’est bien dit. »

Le sauf conduit fut escript et scellé pour trente chevaliers et écuyers et leurs mesnies, sauf aller et venir ; et le délivra messire Jean de Hollande au héraut, et avecques tout ce un bon mantel fourré de menu vair[1] et douze nobles.

Le héraut prit congé et s’en retourna au Val-d’Olif devers ses maîtres et conta comment il avoit exploité et montra de quoi. D’autre part les nouvelles en vinrent au Port devers le roi de Portingal et les dames, comment armes se devoient faire à Betances : « En nom Dieu, dit le roi, si Dieu plaît, je y serai, et toutes les dames, et ma femme autant bien. » — « Grand merci, dit la duchesse, quand je serai accompagnée de roi et de roine. »

Ne demoura guères long-temps depuis que les choses se approchèrent ; et se partit le roi de Portingal et la roine, et la duchesse et sa fille, et toutes les dames, du Port ; et cheminèrent en grand arroi devers Betances. Quand le duc de Lancastre sçut que le roi de Portingal venoit, si monta à cheval ; et montèrent grand’foison de seigneurs, et issirent hors de Betances, et allèrent encontre le roi et les dames. Si s’entr’accointèrent le roi et le duc moult grandement quand ils se trouvèrent, et aussi firent les dames au duc. Si entrèrent le roi et le duc ensemble en la ville ; et tous furent en leurs hôtels ordonnés ainsi comme il appartenoit et à l’aisement du pays ; ce ne fut pas si largement comme à Paris.

Environ trois jours après que le roi de Portingal fut venu à Betances, vint messire Regnault de Roye bien accompagné de chevaliers et d’écuyers de leur côté ; et étoient plus de six vingt chevaux. Si furent tous bien logés à leur aise, car le duc en avoit fait ordonner par ses fourriers.

À lendemain que ils furent venus, messire Jean de Hollande et messire Regnault de Roye s’armèrent et montèrent à cheval ; et vinrent en une belle place sabloneuse par dedans le clos de Betances, où les armes se devoient faire ; et étoient là escharfaulx ordonnés pour les dames où toutes montèrent, et le roi et le duc et les autres seigneurs d’Angleterre, dont il en y avoit à plenté, car tous y étoient venus pour voir les armes des chevaliers ; et tous les véans à grand’foison demourèrent sur leurs chevaux. Là vinrent les deux chevaliers, qui les armes devoient faire, si bien ordonnés et arréés que rien n’y failloit ; et leur portoit-on leurs lances, leurs haches et leurs épées. Et étoit chacun monté sur fleur de coursier ; et vinrent l’un devant l’autre ainsi que le trait d’un archer, et se coupioient sur leurs chevaux, et se demenoient frisquement et joliettement, car bien savoient que ils étoient regardés.

Toutes choses en eux étoient ordonnées à leur volonté et désir de faire les armes, excepté l’outrance. Et toutes fois nul ne pouvoit savoir à quelle fin ils viendroient, ni comment leurs coups par armes s’adresseroient, car bien savoient que jouter les convenoit, puisque jusques à là étoient venus, non de fers courbés, mais de pointes de glaives, de fers de Bordeaux aigus, mordans et tranchans ; et après les armes faites, des lances férir et des épées grands horions sus les heaumes ; lesquelles épées étoient forgées à Bordeaux, dont le taillant étoit si âpre et si dur que plus ne pouvoit. Et en après faire encore armes de haches et de dagues, si très fortes et si

  1. Espèce de fourrure fort estimée alors.