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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

bien trempées que on ne pouvoit mieux. Or regardez le péril où tels gens se mettent pour leur honneur exaulser ; car en toutes leurs choses n’a que une seule mésaventure mauvaise, c’est un coup à meschef.

Or se joignirent-ils en leurs targes, et s’avisèrent parmi les visières de leurs heaumes, et prirent leurs lances, et férirent chevaux de leurs éperons, et les laissèrent courre à leur volonté. Toutes fois pour trouver l’un l’autre ils s’adressèrent bien, car ils s’encontrèrent de plein élai et de droite visée, et aussi bien comme s’ils l’eussent ligné à la cordelle[1]. Et s’atteignirent en la visière de leurs heaumes par telle manière que messire Regnault rompit sa lance en quatre tronçons, si haut que on ne les eût pas jetés où ils allèrent, et tinrent tous et toutes le coup à bel. Messire Jean de Hollande consuivit messire Regnault en la visière de son roide glaive, mais le coup n’ot point de force ; je vous dirai pourquoi. Messire Regnault avoit lâché son heaume à son avantage ; il ne tenoit fors à une seule petite lanière ; si rompit la lanière contre la lance et le heaume vola hors de sa tête, et demoura messire Regnault tout nud hors mis de quafe[2] ; et passèrent tous deux outre ; et porta messire Jean de Hollande sa lance franchement. Tous et toutes disoient : « Voilà bien et gentiment jouté. »

Or retournèrent tout le pas chacun chevalier sur son lez : messire Regnault fut reheaumé et remis en lance ; messire Jean de Hollande prit la sienne, car de rien n’étoit empirée. Et quand ils furent tous deux rassemblés, ils s’en vinrent l’un contre l’autre férant de l’éperon ; et s’entrencontrèrent de grand randon ; et pas ne faillirent, car ils avoient chevaux à volonté ; et bien aussi les avoient à main et les savoient mener et conduire. Et s’entrencontrèrent à ligne, et se consuivirent de pleines lances ens ès visières des heaumes, tellement que on vit saillir les étincelles de feu du heaume messire Jean de Hollande. Et reçut un très dur horion, car la lance ne ploya point de ce coup, ainçois se tint toute droite et roide. Aussi ne fit la lance à messire Regnault ; et férirent, ainsi comme devant. Messire Regnault fut cousuivi de la lance en la visière du heaume, mais la lance à messire Jean passa outre sans attacher ; et porta le heaume tout jus sur la croupe du cheval, et demoura messire Regnault à nue tête.

« Ha ! dirent les Anglois, ce François prend avantage ; pourquoi n’est son heaume aussi bien bouclé et lacé comme celui de messire Jean de Hollande est. Nous disons que c’est baraterie que il y fait : on lui dise que il se mette en l’état de son compagnon. » — « Taisez-vous, dit le duc de Lancastre, laissez-les convenir. En armes chacun prend son avantage au mieux que il sait prendre ni avoir. Si il semble à messire Jean que le François ait avantage en celle ordonnance, si se mette en ce parti. Si mette son heaume et lace de une lanière ; mais tant que à moi, dit le duc, si je étois ens ès armes où les chevaliers sont, je ferois mon heaume tenir du plus fort que je pourrois ; et de cent qui seroient en ce parti, vous en trouveriez quatre vingt de mon opinion. »

Adonc s’apaisèrent les Anglois et ne relevèrent point le mot, et dames et damoiselles qui les véoient en jugeoient et disoient : « Ces chevaliers joutent bien. » Aussi prisoit grandement leur joute le roi de Portingal, et en parloit à messire Jean Ferrant Perceck et lui disoit : « En notre pays les chevaliers ne jouteroient jamais ainsi si bien et si bel ; que vous en semble-t-il, messire Jean ? » — « Par ma foi, monseigneur, ils joutent bien. Et autrefois ai-je vu jouter ce François devant le roi votre frère, quand nous fûmes élevés à l’encontre du roi de Castille ; et fit adoncques les armes pareilles que il fait à messire Guillaume de Windesore, et jouta aussi moult bien. Mai je n’ouïs point adoncques dire que il n’eût son heaume mieux attaché et plus fort que il n’est ores. »

À ces mots laissa le roi à parler à son chevalier, et retourna son regard sur les chevaliers qui devoient faire la tierce lance de leur joute.

Or s’en vinrent tiercement l’un sus l’autre messire Jean et messire Regnault, et se avisèrent bien pour eux atteindre sans eux épargner. Et bien pouvoient tout ce faire, car leurs chevaux étoient si bien à main qu’à plein souhait. Et s’en vinrent à l’éperon l’un sus l’autre, et se consuivirent de rechef ès heaumes, si justement et par tel randon, que les yeux leur étincelèrent en la tête pour les durs horions. De ce coup

  1. Comme s’ils se fussent alignés avec un cordeau.
  2. Excepté de la coiffe qu’il portait sous son heaume.