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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/575

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LIVRE III.

rompirent les plançons[1] et fut encore messire Regnault dés-heaumé. Jamais ne s’en fût passé sans ce ; et passèrent outre tous deux sans cheoir, et se tinrent franchement. Tous et toutes dirent que ils avoient bien jouté. Et blâmoient tous les Anglois trop grandement l’ordonnance de messire Regnault de Roye ; mais le duc de Lancastre ne l’en blâmoit pas et disoit : « Je tiens homme à sage quand il doit faire en armes aucune chose et il montre son avantage. Sachez, disoit-il encore, à messire Thomas de Percy et à messire Thomas Morel, messire Regnault de Roye n’est pas maintenant à apprendre de la joute ; il en sait plus que messire Jean de Hollande, quoique il s’y soit si bien porté. »

Après les armes faites des lances, ils prirent les haches et en firent les armes, et s’en donnèrent chacun trois coups sus les heaumes et ainsi des épées et puis des dagues. Quand tout fut fait, il n’y ot nullui blessé, la fête s’espardit. Les François emmenèrent messire Regnault à leur hôtel, et les Anglois, messire Jean de Hollande au sien. Si furent désarmés et aisés. Ce jour donna le duc de Lancastre à diner aux chevaliers de France en son hôtel, et les tint tout aises, et se sist la duchesse en la salle, à table de-lez le duc, et messire Regnault de Roye dessous lui.

Après ce dîner, qui fut beau et long et bien ordonné, on entra en la chambre de parement ; et là prit, en entrant en la chambre, la duchesse messire Regnault par la main, et le fit entrer dans, de presque aussitôt comme elle fit ; et tous les autres chevaliers y entrèrent. Et en la chambre y eut parlé et devisé d’armes et de plusieurs autres choses un long temps, et presque jusques à donner le vin. Adonc se trait la duchesse plus près des chevaliers de France qu’elle n’étoit, et commença à parler et dit : « Je me émerveille comment entre vous, chevaliers de France, vous pouvez tenir ni soutenir l’opinion d’un bâtard, ni aider à mettre sus ; et là vous fault sens, avis et gentillesse ; car vous savez, aussi sait tout le monde, que Henry, qui jadis fut roi de Castille, fut bâtard. Et à quelle fin ni juste cause soutenez-vous doncques sa cause, et aidez à votre pouvoir à déshériter le droit hoir de Castille ? Ce suis-je, car moi et ma sœur fûmes filles de loyal mariage au roi Dam Piètre. Et Dieu, qui est droiturier, sait si nous avons juste cause en la chalenge de Castille. » Et adonc la dame ne se put abstenir que elle ne plourât quand elle parla de son père, car trop fort l’aima.

Messire Regnault de Roye s’inclina envers la dame, et reprit la parole et dit : « Certes, madame, nous savons bien qu’il est ainsi que vous dites ; mais notre roi, le roi de France, tient l’opinion contraire que vous tenez, et nous sommes ses subjets ; si nous faut guerroyer pour lui et aller où il nous envoie. Nous n’y pouvons contredire. » À ces mots prirent messire Jean de Hollande et messire Thomas de Percy la dame, et l’emmenèrent en la chambre, et le vin vint ; on l’apporta. Si but le duc et les seigneurs et les chevaliers de France qui prinrent congé ; si se départirent et vinrent à leur hôtel, et trouvèrent tout prêt pour monter. Si montèrent et se départirent de Betances, et chevauchèrent ce jour jusques à Noye qui se tenoit pour eux. Et là se reposèrent, et à lendemain ils se mirent au chemin et s’en allèrent devers le Val-d’Olif.

CHAPITRE LX.

Comment le roi de Portingal et le duc de Lancastre eurent conseil ensemble que ils entreroient en Castille pour conquérir villes et châteaux en Castille.


Après ces armes faites, si comme je vous recorde, eurent le roi de Portingal et le duc de Lancastre parlement ensemble ; et m’est avis que ils ordonnèrent entre eux là de chevaucher dedans briefs jours. Et pour ce que le roi de Portingal avoit assemblé tout son pouvoir et mis sus les champs, il fut avisé que lui et ses gens tiendroient une frontière de pays et entreroient en Castille par une bande au lez devers Saint-Yrain et le duc de Lancastre et sa route tiendroient la bande de Galice, et conquerroient villes et chastels qui encore se tenoient et qui à conquérir étoient. Et si le roi Jean de Castille se traioit sur les champs, si fort que pour demander la bataille, ils se remettroient ensemble ; car il fut avisé et regardé que leurs deux osts, conjoints et mis ensemble, ne se pourroient pourvoir ni étoffer, et espoir y pourroient nourrir grand’foison de maladies, tant pour les logis que pour les fourrages, car Anglois sont hâtifs et orgueilleux sus les champs, et Portingallois chauds et bouillans et tantôt entrepris de paroles ; ni ils

  1. Bois de lance.