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LIVRE III.

aussi franches et libérales, et en aussi grand’paix le peuple y vit et est, comme s’ils fussent en paradis terrestre. On ne dise mie que je le blanchisse trop, pour faveur ou par amour que je aie à lui, ou pour ses dons que il m’a donnés ; car je mettrois en voir et en preuve toutes les paroles que je dis et ai dites du gentil comte de Foix, et encore plus, par mille chevaliers et écuyers, si il en étoit besoin.

Or retournons à messire Guillaume de Lignac et à messire Gautier de Passac qui étoient capitaines souverains conduiseurs et meneurs de toutes ces gens d’armes,

Quand ils eurent passé le pays des Bascles et le pas de Roncevaux, où ils mirent trois jours au passer, car il y avoit tant de neiges et de froidures sur les montagnes, quoique ce fût au mots d’avril, que ils eurent moult de peine, eux et leurs chevaux, du passer outre ; lors s’en vinrent-ils vers Pampelune, et trouvèrent le royaume de Navarre ouvert et appareillé, car le roi de Navarre ne vouloit pas faire déplaisir au roi de Castille, car son fils, messire Charles de Navarre, avoit à femme pour ce temps la sœur du roi Jean de Castille ; et quand la paix fut faite du roi Henry[1], père au roi Jean, au roi de Navarre, ils jurèrent grands alliances ensemble, lesquelles se tenoient et étoient bien taillées de tenir ; ni le roi de Navarre ne peut résister au fort contre le roi de Castille, si il n’a grands alliances ou confort du roi d’Arragon ou du roi d’Angleterre.

Ces capitaines de France s’en vinrent à Pampelune où le roi de Navarre étoit[2], lequel les reçut assez liement et les fit venir dîner à son palais, et aucuns chevaliers de France qui étoient avecques eux, et les tint tout aises. Après dîner, il les emmena en sa chambre de parement ; et là les mit en paroles de plusieurs choses, car ce fut un sage homme et subtil et bien enlangagé ; et sur la fin de son parlement il leur remontra bien que le roi de France et son conseil s’étoient grandement injuriés contre lui ; et que à tort et sans cause on lui avoit ôté sa terre et son héritage de Normandie, qui lui venoit de ses prédécesseurs rois de France et de Navarre ; lequel dommage il ne pouvoit oublier, car il étoit trop grand ; car on lui avoit ôté en Normandie et en Langue d’Oc, parmi la baronie de Montpellier, la somme de soixante mille francs de revenue par an, et si ne s’en savoit à qui traire, fors à Dieu, où il en pût avoir droit. « Non pas, seigneurs, dit le roi, que je vous le dise pour la cause que vous m’en fassiez avoir raison ni adresse ; nennil, car je sais bien que vous n’y avez nulle puissance, ni pour vous on n’en feroit rien ; ni vous n’êtes pas du conseil du roi ; mais êtes chevaliers errans et souldoyers qui allez au commandement du roi et de son conseil où on vous envoie : cela est vérité. Mais je le vous dis, pourtant que ne me sais à qui complaindre, fors à tous ceux du royaume de France qui par ci passent. « Donc répondit messire de Passac, et dit : « Sire, votre parole est véritable, de ce que vous dites que pour nous on n’en feroit rien ni du prendre ni du donner, car voirement ne sommes-nous pas du conseil du roi. On s’en garde bien : nous allons là où on nous envoie. Et monseigneur de Bourbon, qui est notre souverain et oncle du roi, si comme vous savez, doit tantôt faire ce chemin, allant et retournant ; si lui en pourrez remontrer vos besognes, car c’est un sire doux, gracieux et aimable, et par lui pourrez-vous avoir, toutes adresses ; et Dieu vous puisse rendre et mérir le bien et l’honneur que vous nous avez fait et faites à nos gens, et nous vous en regracierons au roi de France et à son conseil, nous retournés en France, et à monseigneur de Bourbon souverainement qui est notre maître et notre capitaine, et quand nous venrons devant le roi et le conseil de France. » À ces mots fut le vin apporté. On but. Adonc ces chevaliers prirent congé au roi : il leur donna doucement, et puis leur fit présenter à leur hôtel chacun un moult bel présent, dont ils eurent grand’joie, et tinrent le don à grand amour.

Ainsi passèrent ces gens d’armes parmi le royaume de Navarre et vinrent au Groing, et demandèrent où ils trouveroient le roi. On leur dit que il s’étoit tenu un grand temps au Val-d’Olif, mais on pensoit que il étoit à Burges en Espaigne, car là se faisoient ses pourvéances. Donc prirent-ils le chemin, de Burges et laissèrent le chemin de Galice. Il n’y faisoit pas sain, car les Anglois étoient trop avant sur les champs et sur le pays.

  1. Henri de Transtamare.
  2. Ces événemens sont de l’année 1386. Les chevaliers français étaient rentrés en France de leur expédition d’Espagne, avant l’expiration de cette même année. Le roi de Navarre mourut le 1er janvier 1387.