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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/585

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LIVRE III.

havêne, qui venoient tout bellement, et approchoient Normandie.

Ces passages pour certain étoient si affermés, que nul ne cuidoit que ils se dussent rompre. Aussi ne rompirent-ils pas par l’incidence ni affaire des capitaines, lesquels étoient élus et ordonnés du mener ; mais se rompirent par une autre manière merveilleuse qui advint en Bretagne, de laquelle le roi de France et son conseil furent durement conseillés pour celle saison, mais amender ne le purent ; et leur convint porter et dissimuler bellement et sagement, car il n’étoit pas heure de l’amender. Et aussi autres nouvelles qui étoient felles vinrent des parties d’Allemagne au roi de France et à son conseil tout en une même saison, desquelles je vous ferai mention quand temps et lieu sera. Mais nous parlerons de celles de Bretagne avant que de celles d’Allemagne, car ce furent les premières et les plus mal prises quoique les autres coûtèrent plus.

Si je disois : ainsi et ainsi en advint en ce temps, sans ouvrir ni esclaircir la matière qui fut grande et grosse et horrible et bien taillée de aller finalement, ce seroit chronique et non pas histoire ; et si m’en passerois bien si je voulois. Or ne m’en veuil-je pas passer que je n’éclaircisse tout le fait, au cas que Dieu m’en a donné le temps, le sens, la mémoire et le loisir de chroniquer et historier tout au long de la matière. Vous savez, si comme il est contenu en plusieurs lieux ci-dessus en celle histoire, comment messire Jean de Montfort qui s’escript et nomme duc de Bretagne, et voirement l’est-il par conquêt et non par droite hoirie, a toujours à son loyal pouvoir soutenu la guerre et opinion du roi d’Angleterre et de ses enfans à l’encontre du roi de France et des François. Et bien y a eu cause, au voir dire, que il ait été de leur partie, car ils lui ont fait sa guerre ; car sans eux ni leur aide n’eût-il rien fait ni exploité devant Auray ni ailleurs.

Vous savez encore, et il est escript et contenu ici dessus en celle histoire, comment le duc de Bretagne ne put faire sa volonté des nobles de son pays, de la greigneur partie ni des bonnes villes, espécialement de messire Bertrand du Glayaquin tant comme il vesqui, de messire Olivier de Cliçon, connétable de France, du seigneur de Laval, du seigneur de Beaumanoir, du seigneur de Rays, du vicomte de Rohan, du seigneur de Dinant et du seigneur de Rochefort. Et là où ces barons se veulent incliner toute Bretagne s’incline.

Bien veulent être avecques leur seigneur et duc contre tout homme, excepté la couronne de France. Et sachez véritablement que je ne puis voir ni imaginer par nulle voie que les Bretons n’aient gardé et gardent encore mêmement et principalement l’honneur de France ; et on le peut voir clairement qui lit ici dessus celle histoire en plusieurs lieux. Et tout ce qui est escript est véritable. Qu’on ne dise pas que j’aie la noble histoire corrompue, par la faveur que je ai eue au comte Gui de Blois, qui le me fit faire et qui bien m’en a payé tant que je m’en contente, pour ce que il fut nepveu et si prochain que fils au comte Louis de Blois, frère germain à Saint-Charles de Blois, qui tant qu’il vesqui fut duc de Bretagne ! Nennil vraiment ! car je ne vueil parler fors que de la vérité, et aller parmi le tranchant sans colorer l’un ni l’autre ; et aussi le gentil sire et comte, qui l’histoire me fit mettre sus et édifier, ne le voulsist point que je la fisse autrement que vraie.

À retourner au propos : vous savez que, quand le duc Jean de Bretagne vit que il ne pouvoit faire sa volonté de ses gens, et se douta de eux grandement que de fait ils ne le prendissent et amenassent en la prison du roi de France, il se départit de Bretagne et emmena en Angleterre tout son hôtel et sa femme, madame Jeanne de Hollande, fille qui fut jadis à ce bon chevalier messire Thomas de Hollande, aussi qui sœur étoit du roi Richard d’Angleterre ; et là se tint un temps ; et puis vint en Flandre de-lez le comte Louis, qui étoit son cousin germain, lequel le tint de-lez lui plus d’un an et demi. En la fin son pays le remanda, et par bon accord il y ralla.

Encore lui revenu à celle fois au pays de Bretagne, les aucunes villes lui étoient closes et rebelles, espécialement la cité de Nantes ; mais tous les barons et les chevaliers et prélats étoient de son accord, excepté les barons nommés ci-dessus. Et pour avoir la seigneurie et obéissance de eux, et par le moyen aussi de ses plusieurs cités et bonnes villes qui s’y assentirent pour donner cremeur au roi de France et à son conseil, car on les vouloit presser en soussides et en aides, si comme on fait en France et en Picardie,