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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

paires de fers, et gardé de bien trente qui ne le savoient de quoi reconforter, car ils ne pouvoient savoir la volonté du duc. En soi-même il se comptoit pour mort, ni nulle espérance de venir jusques à lendemain il n’avoit ; car ce le esbahissoit moult fort, et à bonne cause, que par trois fois il fut defferré et mis sur les carreaux. Une fois vouloit le duc que on lui tranchât la tête. L’autre fois il vouloit que on te noyât ; et de l’une de ces morts briévement il fût finé, si ce n’eût été le sire de Laval. Mais quand il oyoit le commandement du duc, il se jetoit à genoux devant lui en plourant moult tendrement et joindant les mains, et en lui disant : « Ah ! monseigneur, pour Dieu merci ! avisez-vous. N’ouvrez pas telle cruauté sur beau-frère le connétable ; il ne peut avoir desservi mort. Par votre grâce veuillez moi dire qui vous meut à présent de être si crueusement courroucé envers lui, et je vous jure que le fait qu’il vous a mesfait je lui ferai du corps et des biens amender si grandement, ou je pour lui, ou nous deux tous ensemble, que vous oserez dire ni juger. Monseigneur, souvienne vous, pour Dieu, comment de jeunesse vous fûtes compagnons ensemble et nourris tous en un hôtel avecques le duc de Lancastre, qui fut si loyal et si gentil prince que oncques plus ; ni si loyal ni si gentil ne naquit, que lui duc de Lancastre ne le fut autant ou plus. Monseigneur, pour Dieu merci ! souvienne vous de ce temps, comment avant que il eût sa paix au roi de France, il vous servit toujours loyaument et vous aida à recouvrer votre héritage. Vous avez toujours en lui trouvé bon confort et bon conseil. Si êtes en présent mu et informé sus lui autrement que par raison. Il n’a pas desservi mort. » — « Sire de Laval, répondoit le duc, Cliçon m’a tant de fois courroucé que maintenant il est heure que je le lui montre ; et partez-vous de ci. Je ne vous demande rien. Laissez-moi faire ma cruauté et ma hâtiveté, car je vueil qu’il muire. » — « Ha ! monseigneur, pour Dieu merci ! disoit le sire de Laval, affrenez-vous, et amodérez un petit votre courage, et regardez à raison. Si il étoit ainsi que vous le fesissiez, oncques prince ne fut si déshonoré que vous seriez ; ni il n’y auroit en Bretagne chevalier ni écuyer, cité, chastel ni bonne ville ni homme nul qui ne vous hait à mort, et ne mît peine à vous déshériter. Ni le roi d’Angleterre ni son conseil ne vous en sauroient nul gré. Vous voulez vous perdre pour la vie d’un homme : pour Dieu, prenez autre imagination, car celle ne vaut rien, mais est déshonorable en tous cas trop grandement. Que de un si grand baron et si grand chevalier que le sire de Cliçon est, sans nul titre de raison, vous le faisiez ainsi mourir, ce seroit trahison reprochable ci et devant Dieu et par tout le monde. Ne l’avez-vous point prié au dîner, et il y est venu ? Après, aimablement vous l’êtes venu querre en la ville pour voir vos ouvrages ; il y est venu, et il a obéi à vous en tous cas et bu de votre vin. Et est-ce la grand’amour que vous lui montrez ? Vous le voulez traiter à mort. Oncques si grand blâme n’avint à seigneur que il vous avenroit, si vous le faisiez faire. Tout le monde vous en reprocheroit, haïroit et guerroyeroit. Mais je vous dirai que vous ferez. Puisque vous le hayez tant que vous montrez, rançonnez-le de une grande somme de florins. Tout cela pouvez-vous bien faire ; et si il tient ville ni chastel qui soit vôtre, si lui demandez ; vous l’aurez. Car de tout ce que il vous aura en convenant, j’en serai pleige avecques lui. »

Quand le duc de Bretagne eut ouï le seigneur de Laval parler ainsi, et qui le suivoit de si prés que toute la nuit il ne le laissa un seul pied ester que il ne fût toujours de-lez lui, si pensa un petit ; et refrena son grand mautalent, et quand il parla, il dit : « Sire de Laval, vous lui êtes un grand moyen ; et vueil bien que vous sachiez que le sire de Cliçon est l’homme au monde que je hais le plus. Et si vous ne fusiez, jamais de celle nuit sans mort ne fût issu. Vos paroles le sauveront ; mais allez parler à lui, et lui demandez si il veut payer cent mille francs tous appareillés. Je n’en prendrai vous ni autrui en pleige fors que les deniers ; et encore, si il me veut rendre trois chastels et une ville tels que je vous nommerai, Chastel-Brouch, Chastel-Josselin, et le Blaim et la ville de Jugon. Et m’en fasse mettre en possession, ou ceux que je y commettrai, et je le vous rendrai. » — « Monseigneur, dit le sire de Laval, grands mercis quand à ma prière vous descendez ; et soyez sûr que tout ce que vous demandez je le vous ferai accomplir sans doute, les chastels et la ville rendre et les cent mille francs payer avant que il se départe de céans. »

Adonc n’avoit au sire de Laval que réjouir,