Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/63

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1379]
57
LIVRE II.

à Saint-Malo de l’Isle avoit très grand’foison de gens d’armes de France, de Normandie, d’Auvergne et de Bourgogne, lesquels y faisoient moult de desroys. Le duc de Bretagne, qui se tenoit en Angleterre, étoit bien informé de ces avenues, et comment le duc d’Anjou qui se tenoit à Angers lui faisoit détruire et guerroyer son pays, et comment les bonnes villes se tenoient closes au nom de lui, et aucuns chevaliers et écuyers de Bretagne, dont il leur savoit bon gré. Mais ce nonobstant ne s’osoit-il fier de retourner en Bretagne, car il se doutoit de trahison ; et aussi il ne le trouvoit pas en conseil[1] devers le roi d’Angleterre ni le duc de Lancastre.

D’autre part, en Normandie, se tenoit à Valognes en garnison messire Guillaume des Bordes, lequel en étoit capitaine, en la compagnie le Petit, sénéchal d’Eu, messire Guillaume Martel, messire Braques de Braquemont, le sire de Tracy, messire Parceval d’Aineval, le Bègue d’Ivry, messire Lancelot de Lorris et plusieurs autres chevaliers et écuyers ; et subtilloient nuit et jour comment ils pussent porter dommage à ceux de Chierbourch, dont messire Jean de Harleston étoit capitaine. Ceux de Chierbourch issoient souvent hors quand bon leur sembloit ; car ils pouvoient, toutefois qu’il leur plaisoit, chevaucher à la couverte que on ne savoit rien de leurs issues, pour les grands bois où ils marchissoient[2] ; car ils avoient faite une voie et taillée à leur volonté, que ils pouvoient issir hors et chevaucher sur le pays sans danger des François. Et avint en celle saison[3] que les François chevauchoient et eux aussi ; et rien ne savoient les uns des autres ; et tant que d’aventure ils se trouvèrent ens ès bois, en une place que on dit Preston. Lorsqu’ils s’entretrouvèrent, ainsi que chevaliers et écuyers qui désirent à combattre, ils mistrent tous pied à terre, excepté messire Lancelot de Lorris, qui demeura sus son coursier, le glaive au poing et la targe au col, et demanda une joute pour l’amour de sa dame. Là étoit qui bien l’entendit ; si fut tantôt recueilli, car autant bien y avoit des chevaliers amoureux avecques les Anglois comme il étoit ; et vint sur lui messire Jean de Copellant, un moult roide chevalier ; et éperonnèrent leurs chevaux et se boutèrent l’un sur l’autre de plein élai, et se donnèrent sur leurs targes très grands horions. Là fut consuivi messire Lancelot du chevalier anglois, par telle manière qu’il perça la targe et toutes les armures et lui passa tout oultre le corps, et fut navré à mort ; dont ce fut dommage, car il étoit appert chevalier, jeune, frisque et amoureux, et fut depuis moult plaint. Adonc se boutèrent François et Anglois les uns dedans les autres, et se combattirent longuement des glaives et puis des haches. Là furent bons chevaliers, de la part des François, messire Guillaume des Bordes, le Petit, sénéchal d’Eu, messire Guillaume Martel, messire Braques de Braquemont et tous les autres ; et se combattirent vaillamment. Et aussi firent les Anglois, messire Jean de Harleston, messire Philipars Pigourde, messire Jean Burlé, messire Jean de Copellant et tous les autres ; et avint finablement que, par bien combattre, la journée leur demeura ; et obtinrent la place, et furent les François tous morts ou pris ; et fut messire Guillaume des Bordes pris d’un écuyer de Hainaut nommé Guillaume de Baulieu[4]. Si furent menés à Chierbourch ; et là trouvèrent messire Olivier de Claiquin aussi prisonnier. Ainsi alla de celle besogne, si comme je fus adonc informé.

D’autre part, en Auvergne et en Limousin, avenoient souvent faits d’armes et merveilleuses emprises ; et par espécial, dont ce fut dommage pour le pays, le châtel de Mont-Ventadour en Auvergne, qui est l’un des plus forts châteaux du monde, fut trahi et vendu à un Breton, le plus cruel et austère de tous les autres, qui s’appeloit Geoffroy Tête-Noire, et je vous dirai comment il l’eut. Le comte de Mont-Ventadour et de Montpensier étoit un ancien et simple prudom qui plus ne s’armoit, mais se tenoit tout quoy en son châtel. Ce comte avoit un écuyer à varlet, nommé Pons du Bois, lequel l’avoit servi moult longuement ; et trop petit avoit profité en son service, et véoit que nul profit d’or ni d’argent il n’y pouvoit avoir. Si s’avisa d’un mauvais avis qu’il se payeroit ; si fit un se-

  1. C’est-à-dire que le roi d’Angleterre ni le duc de Lancastre ne lui conseillaient pas de retourner en Bretagne.
  2. Dont ils étaient voisins.
  3. Cette rencontre des Français et des Anglais près Cherbourg est du jour de Saint-Martin d’été, 4 juillet 1378, et Froissart en a déjà parlé au premier livre.
  4. Guillaume des Bordes était encore prisonnier dans la tour de Londres le 30 d’août 1380.