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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/644

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

joli, qu’il ne fût en grand effroi de lui-même, et qui attendît autre chose tous les jours que la mort. Et de celle maladie nul n’étoit entaché, fors les gens au duc de Lancastre ; ni entre les François il n’en étoit nulle nouvelle : dont plusieurs murmurations furent entre eux, et aussi entre les Espaignols, en disant : « Le roi de Castille a fait grâce à ces Anglois de venir reposer et eux arroyer en son pays et en ses bonnes villes ; mais il nous pourroit trop grandement toucher et coûter, car ils bouteront une mortalité en ce pays. » Les autres répondirent : « Ils sont chrétiens, comme nous sommes. On doit avoir compassion l’un de l’autre. »

Bien est-il vérité qu’en telle saison, en Castille, un chevalier de France mourut, lequel eut grand’plainte ; car il étoit gracieux, courtois et preux aux armes, et frère germain à messire Jean et à messire Regnaud, et à messire Lancelot de Roye, et étoit appelé messire Tristan de Roye, mais il mourut par sa coulpe. Je vous dirai comment. Il se tenoit en une ville de Castille qu’on appeloit Seguevie, en garnison. Si lui prit une grosse apostume au corps. Il, qui étoit roide, jeune et de grand’volonté, n’en fit compte ; et monta un jour sur un coursier et vint aux champs, et fit le coursier courir. Tant courut le coursier que celle boce lui effondra au corps. Quand il fut retourné à l’hôtel, il s’accoucha au lit malade, tant qu’il le montra bien, car il mourut au quatrième jour après. Messire Tristan eut grands plaints de tous ses amis ; ce fut raison, car il étoit et avoit toujours été courtois chevalier et preux en armes.

CHAPITRE LXXXVI.

Comment messire Jean de Hollande, connétable du duc de Lancastre, prit congé de lui, s’en retournant atout sa femme, par Castille et par Navarre, à Bayonne et à Bordeaux ; et comment messire Jean d’Aubrecicourt alla a Paris, pour vouloir accomplir un fait d’armes contre Boucicaut.


Vous devez croire et savoir que en telle pestilence, comme elle étoit entre les Anglois, chacun la fuyoit le mieux qu’il pouvoit, et rendoit peine de l’eschever. Encore se tenoit messire Jean de Hollande, le connétable, de-lez le duc de Lancastre son grand seigneur. Chevaliers et écuyers, qui bien véoient que la saison de la guerre étoit passée et qui vouloient éloigner et fuir le péril de la mort, disoient au connétable : « Sire, or nous mettons au retour et en allons vers Bayonne ou vers Bordeaux pour renouveler air et pour éloigner celle pestilence, car monseigneur de Lancastre le veut et le désire. Quand il nous voudra avoir, il nous saura bien mander et escripre. Nous vaudrons trop mieux, si nous sommes rafreschis en notre pays, que si nous demeurons ici en peine et en langueur. » Tant en parlèrent à messire Jean de Hollande qu’une fois il remontra les murmurations, que ces Anglois faisoient, au duc de Lancastre. Dont lui répondit le duc, et lui dit : « De grand’volonté, messire Jean, je vueil que vous vous mettez au retour, et emmenez toutes nos gens, et me recommandez à monseigneur, et me saluez mes frères, et tels et tels en Angleterre. » Et lui nomma lesquels il vouloit qu’il lui saluât. « Volontiers, répondit le connétable. Mais, monseigneur, je vous dirai, quoi que grand’courtoisie que les malades trouvent en le connétable de Castille, car il leur accorde paisiblement et sans moyen à entrer en ès cités et bonnes villes de Castille, et pour y demourer à leur aise tant comme ils soient guéris et refreschis, mais depuis ils ne peuvent retourner par devers vous en Portingal ni en Gallice ; et si nous allons outre, ou eux aussi, notre chemin jusques à Calais, parmi le royaume de France, c’est la parole du connétable et des François qui sont de-lez le roi de Castille, que nous ne nous pouvons armer contre le royaume de Castille, jusques à six ans à venir, si le roi notre sire n’y est en propre personne. » Donc répondit le duc, et dit : « Messire Jean, vous devez bien savoir et sentir que les François prendront sur vous et sur nos gens, en cas qu’ils nous voient en danger, tout à l’avantage comme ils pourront. Je vous dirai que vous ferez : vous passerez courtoisement parmi le royaume de Castille ; et, quand vous viendrez à l’entrée de Navarre, si envoyez devers le roi. Il est notre cousin ; et si avons eu au temps passé grands alliances ensemble, lesquelles ne sont pas encore rompues, car, depuis que nos gens s’armèrent pour sa guerre, encontre notre adversaire de Castille, nous avons toujours aimablement escript l’un à l’autre comme cousins et amis, ni nulle guerre ni destourbier, par terre ni par mer, ne lui avons faite, mais si ont bien les François fait. Pour quoi il vous lairra, vous et toute votre route, passer légèrement parmi sa terre. Quand vous serez à Saint-Jean du Pied