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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

En celle propre année encore messire Charles de Bohême qui pour ce temps régnoit, et étoit roi d’Allemagne et empereur de Rome, institua le duc Winceslas de Bohême, et le fit souverainement regard d’une institution et ordonnance, qu’on dit en Allemagne la Languefride[1] ; c’est-à-dire à tenir les chemins couverts et sûrs, et que toutes manières de gens puissent aller, venir et chevaucher, de ville en autre, sûrement ; et lui donna en bail le dit empereur une grand’partie de la terre et pays d’Aussay[2], delà et deçà le Rhin, pour le défendre et garder contre les Linfars[3]. Ce sont manières de gens lesquels sont trop grandement périlleux et robeurs, car ils n’ont de nully pitié. Si lui donna encore la souveraineté de la belle, bonne et riche cité de Strasbourch ; et le fit marquis du Saint-Empire, pour augmenter son état.

Et certes il ne lui pouvoit trop donner ; car ce duc Winceslas fut large, doux, courtois, amiable ; et volontiers s’armoit ; et grand’chose eût été de lui, s’il eût longuement vécu, mais il mourut en la fleur de sa jeunesse[4] ; dont je, qui ai escript et chronisé celle histoire, le plains trop grandement qu’il n’eût plus longue vie, tant qu’à quatre vingts ans ou plus, car il eût en son temps fait moult de biens. Et lui déplaisoit grandement le schisme de l’église ; et bien le me disoit, car je fus moult privé et accointé de lui. Or, pourtant que j’ai vu, au temps que j’ai travaillé par le monde, deux cens hauts princes, mais je n’en vis oncques un plus humble, plus débonnaire, ni plus traitable ; et aussi avecques lui, mon seigneur et mon bon maître, messire Guy, comte de Blois, qui ces histoires me recommanda à faire. Ce furent les deux princes de mon temps, d’humilité, de largesse et de bonté, sans nul mauvaise malice, qui sont plus à recommander, car ils vivoient largement et honnêtement du leur, sans guerroyer ni travailler leur peuple, ni mettre nulles mauvaises ordonnances ni coutumes en leurs terres. Or retournons au droit propos à parler pourquoi je l’ai commencé.

Quand le duc de Julliers et messire Édouard de Guerles qui s’escripvoient frères, et lesquels avoient leurs cœurs trop grandement Anglois, car ils étoient de long temps alliés avec les rois d’Angleterre, et conjoints par amour et faveur, et ahers à leurs guerres, virent que le duc de Brabant avoit telle haute seigneurie, que d’être sire et souverain regard, et par l’empereur, de la Languefride, et qu’il corrigeoit et poursuivoit les pillards Linfars, et autres robeurs qui couroient sur les chemins en Allemagne, si en eurent indignation et envie, non du bien faire ni de tenir justice et corriger les mauvais ; mais de ce qu’il avoit souverain regard et seigneurie sus la Languefride qui est une partie en leurs terres. Laquelle souveraineté fut premièrement instituée, pour aller et chevaucher paisiblement les marchands de Brabant, de Hainaut, de Flandre, de France et du Liége, à Cologne, à Trèves, à Licques, à Convalence, et dedans les autres cités, villes et foires d’Allemagne ; et les gens, marchands ni autres, ne pouvoient aller, passer, ni entrer en Allemagne, fors par les terres et dangers du duc de Julliers et du duc de Guerles.

Or avint qu’aucunes roberies furent faites, sur les chemins, des Linfars ; et étoient ceux qui celle violence avoient faites passés parmi la terre du duc de Julliers ; et me fut dit que le duc de Julliers leur avoit prêté chevaux et chastels. Les plaintes grandes et grosses en vinrent devers le duc Winceslas de Brabant et de Lucembourch qui pour le temps se tenoit à Buxelles, comment la Languefride, dont il étoit souverain regard et gardien, étoit rompue et violée, et par tels gens, et que ceux qui ce mal, violence et roberie faisoient et avoient fait, séjournoient en la duché de Julliers. Le duc de Brabant, qui pour le temps étoit jeune et chevaleureux, puissant de lignage, de terres et de mises, prit en moult grand dépit ces offenses, et en couroux et en déplaisir les plaintes du peuple : et dit qu’il y pourverroit de remède. Au cas qu’il étoit chargé de tenir, sauver et garder la Languefride, il ne vouloit pas que par sa négligence il fût repris, ni approché de blâme ; et pour compléter son fait, et mettre raison à sa demande, parmi le bon conseil et avis qu’il eut, il envoya devers le duc de

  1. Froissart veut sans doute parler de la landsturm, espèce de troupe levée pour faire respecter la paix publique, en allemand land-friede.
  2. Alsace.
  3. Ce mot me semble corrompu de l’allemand leichtfertig, méchant, fripon, prêt à tout.
  4. Wenceslas, duc de Luxembourg, fils de Jean, roi de Bohême et frère de l’empereur Charles IV, mourut en 1383.