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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et aussi, pain et fromage ou pâtés de saumons, de truites et d’anguilles, enveloppés de belles petites blanches touailles ; et ensoignoient ces gens-là durement la place de leurs chevaux, tant qu’on ne se pouvoit aider de nul côté. Donc dit Girard du Biez au duc : « Sire, commandez que la place soit délivrée de ces chevaux ; ils nous empêchent trop grandement. Nous ne pouvons voir autour de nous, ni avoir la connoissance de l’avant-garde, ni de l’arrière-garde de votre maréchal, messire Robert de Namur. » — « Je le vueil, » dit le duc, et le commanda.

Adonc prit Girard son glaive entre ses mains, et aussi firent ses compagnons ; et commencèrent à estoquer sur ces chevaux ; et tantôt la place en fut délivrée, car nul ne voit volontiers son coursier navrer ni meshaigner. Pour venir au fin de la besogne, le duc de Julliers et son beau-frère, messire Édouard de Guerles et leurs routes s’en vinrent sur eux tout brochant ; et trouvèrent le comte de Saint-Pol et son fils qui faisoient l’avant-garde. Si se boutèrent eutr’eux de grand’volonté et les rompirent, et tantôt les déconfirent ; et là en y eut grand’foison de morts et pris et de blessés. Ce fut la bataille qui eut le plus à faire ; et là fut mort le comte Guy de Saint-Pol ; et là y fut mesure Walleran, son fils, pris.

Celle journée, ainsi que les fortunes d’armes tournent, fut trop felle et trop dure pour le duc de Brabant et pour ceux qui avecques lui furent ; car petit se sauvèrent de gens d’honneur, qu’ils ne fussent morts ou pris. Le duc de Brabant fut là pris, et messire Robert de Namur, et messire Louis de Namur, son frère, et messire Guillaume de Namur, fils au comte de Namur, et tant d’autres que leurs ennemis étoient tous ensoignés d’entendre à eux.

Aussi, du côté du duc de Julliers en y eut de morts et de blessés aucuns. Mais vous savez, et c’est une rieulle générale, que les grosses pertes se trouvent sur les déconfits. Nequedent, parmi le dommage que le duc de Brabant et ses gens reçurent là à celle journée, il y eut un grand point de remède et de confort pour eux ; car messire Édouard de Guerles y fut navré à mort, Et je le dis, pourtant que c’est l’opinion de plusieurs, que, s’il fût demeuré en vie, il eût chevauché si avant en puissance, qu’il fût venu devant Bruxelles et conquis tout le pays : ni nul ne fût allé au devant, car il étoit outrageux et hardi chevalier, et hayoit les Brabançons pour la cause des trois chastels dessus-nommés qu’ils tenoient à l’encontre de lui. Celle victoire et journée eut le duc de Julliers sur le duc de Brabant, en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent soixante et onze, la nuit Saint-Barthelémy en août, qui fut par un vendredi.

Or se pourchaça la duchesse de Brabant, et eut conseil du roi Charles de France, lequel roi pour ce temps étoit neveu du duc de Brabant, et tous ses frères ; car ils avoient été enfans de sa sorour. Si lui fut signifié du roi qu’elle se traist devers le roi d’Allemagne[1], l’empereur de Rome, frère au duc de Brabant, et pour lequel le duc, son mari, avoit ce dommage reçu. La dame le fit, et vint à Convalence sur le Rhin[2] : et là trouva l’empereur. Si fit sa complainte bellement et sagement. L’empereur y entendit volontiers, car tenu étoit d’y entendre par plusieurs raisons. L’une étoit, pourtant que le duc de Brabant étoit son frère, et l’autre que l’empereur l’avoit institué suffisamment à être son vicaire et regard souverain de la Languefride. Si reconforta sa sœur la duchesse, et lui dit, qu’à l’été qui retourneroit, il y remédiroit tellement qu’elle s’en apercevroit.

La dame retourna en Brabant toute réconfortée. L’empereur, messire Charles de Bohême, ne dormit pas sur celle besogne : mais se réveilla, tellement que je le vous dirai ; car tantôt l’hiver passé il approcha la noble cité de Cologne : et fit ses pourvéances si grandes et si grosses, que s’il voulaist aller conquérir un royaume, ou un grand pays de défense : et escripvit devers les ducs et les comtes qui de lui tenoient, que, le huitième du mois de juin[3], ils fussent tous devers lui, à Ays-en-la-Chapelle, atout chacun cinquante chevaux en sa compagnie, sur peine de perdre leurs terres, si en désobéissance étoient : et par espécial il manda très étroitement le duc Aubert, pour ce temps Bail de Hainaut, lequel y vint, et alla à Ays-en-la-Chapelle, à cinquante chevaliers en sa compagnie. Quand tous ces seigneurs furent là venus, je vous dis, si comme je fus adonc informé, qu’il

  1. Charles V, fils du roi Jean et de Bonne de Bohême, sœur de l’empereur Charles IV et du duc de Brabant.
  2. Coblentz.
  3. De l’année 1372.