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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/71

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LIVRE II.

car messire Bertran de Claiquin, le comte de la Marche, le sire de Beaujeu et le maréchal de France, messire Arnoul d’Endrehen, les emmenèrent en Espaigne combattre le roi Piètre pour le roi Henry, et aussi le pape Urbain cinq les y envoya[1]. Messire Jean Haccoude et sa route demeurèrent en Italie ; et l’embesogna pape Urbain tant qu’il vesqui contre les seigneurs de Milan. Aussi fit pape Grégoire régnant après lui. Et fit cil messire Jean Haccoude avoir au seigneur de Coucy contre le comte de Vertus et les Lombards une très belle journée ; et dient, et de vérité les plusieurs, que le sire de Coucy eût été rué jus des Lombards et du comte de Vertus, si n’eût été Haccoude qui lui vint aider à cinq cents combattans, pour la cause que le sire de Coucy avoit à femme la fille du roi d’Angleterre, et non pour nulle autre chose.

Cil messire Jean Haccoude étoit un chevalier moult aduré[2] et renommé ens ès marches d’Italie, et y fit plusieurs grands appertises d’armes. Si s’avisèrent les Romains et Urbain, qui se nommoit pape, quand Clément fut parti de Fondes, qu’ils le manderoient et le feroient maître et gouverneur de toute leur guerre. Si le mandèrent et lui offrirent grand profit, et le retinrent lui et sa route à sols et à gages, et il s’en acquitta loyaument ; car il, avecques les Romains, déconfit un jour messire Sevestre Bude et une grand’route de Bretons ; et furent sur la place tous morts ou pris, et messire Sevestre Bude amené prisonnier à Rome ; et fut en grand péril d’ètre décolé ; et au voir dire, trop mieux vaulsist que pour l’honneur de lui et de ses amis que il l’eût été au jour que il fut amené à Rome, car depuis le fit pape Clément décoler en la cité de Mâcon, et un autre écuyer breton avecques lui, qui s’appeloit Guillaume Boi-l’Ewe ; et furent souspeçonnés de trahison : pourtant qu’ils étoient issus hors de la prison des Romains, et ne pouvoit-on savoir par quel traité ; et vinrent en Avignon, et là furent-ils pris. De leur prise fut coupable le cardinal d’Amiens, car il les haioit dès le temps qu’ils faisoient la guerre en Romanie pour le pape ; car ils avoient sur les champs rué jus les sommiers[3] du cardinal d’Amiens ès quels il avoit grand’finance, vaisselle d’or et d’argent, et l’avoient toute départie aux compagnons qui ne pouvoient être payés de leurs gages, dont le cardinal tint ce fait à grand dépit et les accusa couvertement de trahison. Quand ils furent venus en Avignon, il fut avis que ils étoient là cauteleusement traits pour trahir le pape : si furent pris et envoyés à Mâcon, et là décolés. Ainsi se portoient les affaires en ce temps ens ès parties de là ; et on dit que messire Bertran de Claiquin fut durement courroucé de la mort messire Sevestre Bude, son cousin, contre le pape et contre les cardinaux ; et s’il eût vécu longuement, il leur eût remontré que la mort de messire Sevestre lui étoit déplaisant.

Nous nous souffrirons présentement à parler de ces matières, et entrerons à parler des guerres de Flandre, qui commencèrent en celle saison, qui furent dures et cruelles, et de quoi grand’foison de peuple furent morts et exilliés, et le pays de Flandre contourné en telle manière que on disoit adoncques que en cent ans à venir il ne seroit mie recouvré au point où les guerres l’avoient pris ; et remontrerons et recorderons par quelle incidence les mauvaises guerres commencèrent.


CHAPITRE LII.


Comment le comte Louis de Flandre fit occire un bourgeois en Gand par Jean Lyon ; comment Gisebrest Mahieu machina contre Jean Lyon, et émut les Gantois à porter les blancs chaperons, dont la guerre commença en Flandre.


Quand les haines et tribulations vinrent premièrement en Flandre, le pays étoit si plein et si rempli de biens que merveilles seroit à raconter et à considérer ; et tenoient les gens des bonnes villes si grands états que merveilles étoit à regarder. Et devez savoir que toutes ces guerres et haines murent par orgueil et par envie que les bonnes villes de Flandre avoient l’une sur l’autre, ceux de Gand sur la ville de Bruges, et ceux de Bruges sur la ville de Gand, et ainsi les autres villes les unes sur les autres. Mais tant y avoit de ressort que nulle guerre entre elles principaument ne se pouvoit mouvoir ni élever, si leur sire le comte ne le consentit, car il étoit tant craint et tant amé que nul ne l’osoit courroucer. Aussi le comte, qui étoit sage et subtil, ressoignoit si la guerre et le mautalent entre ses gens et lui que oncques seigneur ne fit plus de lui. Et fut premièrement

  1. Voyez Froissart, liv. I.
  2. Endurci aux fatigues de la guerre.
  3. Attaqué les chevaux qui portaient le bagage.