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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

si froid et si dur à émouvoir la guerre que nullement il ne s’y vouloit bouter ; car bien sentoit en ses imaginations que, quand le différend seroit entre lui et son pays, il en seroit plus foible et moins douté de ses voisins. Encore ressoignoit-il la guerre pour un autre cas, quoique en la fin il lui convint prendre, c’est à savoir grands destructions de mises et de corps et de chevance ; car en son temps il avoit vécu et régné en grand’prospérité et en grand’paix et en autant de ses déduits que nul sire terrien pouvoit avoir eu. Et ces guerres qui lui sourdirent sous la main commencèrent par si petite incidence, que au justement considérer, si sens et avis s’en fussent ensoignés, il ne dût point avoir eu de guerre ; et peuvent dire et pourront, ceux qui cette matière liront ou lire feront, que ce fut œuvre du deable, car vous savez et avez ouï dire aux sages que le deable subtile et attire nuit et jour à bouter guerre et haine là où il voit paix, et court au long, de petit en petit, pour voir comment il peut venir à ses ententes. Et ainsi fut-il et avint en Flandre en ce temps, si comme vous pourrez clairement voir et connoitre par les traités de l’ordonnance de la matière que s’ensuit[1].

En ce temps que le comte Louis de Flandre étoit en sa greigneur prospérité, il y avoit un bourgeois à Gand qui s’appeloit Jean Lyon[2], sage homme, subtil, hardi, cruel et entreprenant, et froid au besoin assez. Cil Jean fut si très bien du comte comme il apparut, car le comte l’embesogna de faire occire un homme à Gand qui lui étoit contraire et déplaisant ; et au commandement du comte, couvertement Jean Lyon prit paroles et débat à lui et l’occit. Le bourgeois ot grands plaintes de tous ; et pour doutance de ce il s’en vint demeurer à Douay, et là fut près de trois ans, et tenoit bon état et grand ; et tout payoit le comte. Pour cette occision Jean Lyon en la ville de Gand perdit un jour tout ce qu’il y avoit, et fut banni de la ville de Gand à cinquante ans et un jour. Depuis, le comte de Flandre exploita tant qu’il lui fit avoir paix à partie, et r’avoir la ville de Gand et la franchise, ce que on n’avoit oncques mais vu : dont plusieurs gens en Gand et en Flandre furent moult émerveillés : mais ainsi fut et avint. Avecques tout ce le comte, pour le recouvrer en chevance et tenir son état, le fit doyen des navieurs[3]. Cel office lui pouvoit bien valoir mille livres l’an, à aller droiturièrement avant. Cil Jean Lyon étoit si très bien du comte que nul mieux de lui.

En ce temps avoit un autre lignage à Gand que on appeloit les Mahieux ; et étoient cils sept frères, et les plus grands de tous les navieurs. Entre ces sept frères en y avoit un qui s’appeloit Gisebrest Mahieu, riche homme et sage, et subtil et entreprenant grandement, trop plus que nuls de ses frères. Cil Gisebrest avoit grand’envie sur ce Jean Lyon, couvertement, de ce qu’il le véoit si bien du comte de Flandre, et subtiloit nuit et jour comment il le pourroit ôter de sa grâce. Plusieurs fois il ot en pensée que il le feroit occire par ses frères ; mais il ne parosoit pour la doute du comte ; et tant subtila, visa et imagina, qu’il trouva le chemin. Et la cause pourquoi principalement ils s’entrehéoient, je le vous dirai pour mieux venir à la fondation de ma matière.

Anciennement avoit en la ville du Dan une guerre mortelle de deux riches hommes navieurs et de leurs lignages, qui s’appeloient l’un sire Jean Piet et l’autre sire Jean Barde. Par cette guerre, d’amis étoient morts de eux dix huit. Gisebrest Mahieu et ses frères étoient du lignage de l’un, et Jean Lyon étoit de l’autre. Ces haines couvertes étoient ainsi de long-temps nourries entre celles deux parties quoiqu’ils parlassent, bussent et mangeassent à la fois ensemble ; et trop plus grand compte en faisoit le lignage Mahieu que Jean Lyon ne faisoit. Gisebrest qui subtilioit à détruire Jean Lyon, sans coup férir, avisa un subtil tour. Et séjournoit une fois le comte de Flandre à Gand : Gisebrest s’en vint à l’un des plus prochains chambellans du comte, et s’acointa de lui et lui dit : « Si monseigneur de Flandre vouloit, il auroit tous les ans un grand profit sur

  1. Jacques Meyer, dans ses Annales de Flandre, livre XVII, à l’année 1379, entre dans un détail plus circonstancié des causes de la guerre de Flandre, dont il parle avec impartialité. Meyer fait remonter l’origine de la division entre le comte Louis de Male et les Gantois, au voyage que le comte fit à Gand pour des fêtes et des tournois, immédiatement après la Pentecôte 1379. Il demanda pour subvenir aux frais de ces divertissemens un subside qui lui fut refusé.
  2. Meyer rappelle Hyoms, ou Heynsius.
  3. Les navieurs, appelés aussi nageurs, étaient le corps des commerçants par eau. Meyer les appelle en latin nautaæ.