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LIVRE II.

les navieurs dont il n’a maintenant rien ; et ce profit les étrangers navieurs payeroient, voire mais Jean Lyon, qui doyen est et maître des navieurs, s’en voulsist loyaument acquitter. » Ce chambellan dit qu’il montreroit ce au comte, ainsi qu’il fit. Le comte, ainsi que plusieurs seigneurs par nature sont enclins à leur profit et ne regardent mie loyaument à la fin où les choses puent venir, fors à avoir la mise et la chevance, et ce les deçoit, respondit à son chambellan : « Faites-moi Gisebrest Mahieu venir, et nous orrons quelle chose il veut dire. » Cil le fit venir. Gisebrest parla au comte et lui remonstra plusieurs raisons raisonnables, ce sembloit-il au comte ; pourquoi le comte répondit : « C’est bon ; ainsi soit et on fasse venir Jean Lyon. » Si fut appelé en la chambre, en la présence de Gisebrest, Jean Lyon qui rien ne savoit de cette matière. Quand le comte lui entama cette matière, il dit : « Jean, si vous voulez nous aurons grand profit en cette chose. » Jean, qui étoit loyal, à cette ordonnance regarda que ce n’étoit pas une chose raisonnable ; et si n’osoit dire du contraire, et répondit ainsi : « Monseigneur, ce que vous demandez et que Gisebrest met avant je ne le puis pas faire tout seul, car dur sera à l’esvoiturer aux notonniers. » — « Jean, répondit le comte, si vous vous en voulez loyaument acquitter il sera fait. » — « Monseigneur, répondit Jean, j’en ferai mon plein pouvoir. » Ainsi se départit leur parlement. Gisebrest Mahieu, qui tiroit à mettre mal Jean Lyon du comte de Flandre, ni n’entendoit à autre chose, s’envint à ses frères tous six et leur dit. « Il est heure, mais que vous me veuilliez aider en cette besogne, ainsi que frères doivent aider l’un à l’autre, car c’est pour vous que je me combats ; je déconfirai Jean Lyon sans coup férir et le mettrai si mal du comte qu’oncques n’en fut si bien que il en sera mal. Quoique je die ni montre en ce parlement, quand tous les navieurs seront venus et Jean Lyon fera sa demande, si la débatez, et je me feindrai ; et dirai et maintiendrai à monseigneur que, si Jean Lyon vouloit soi loyaument en acquitter, cette ordonnance se feroit. Je connois bien monseigneur de tant que, ainçois qu’il n’en vienne à son entente, Jean Lyon perdra toute sa grâce, et lui ôtera son office, et me sera donné ; et quand je l’aurai, vous l’accorderez. Nous sommes forts et puissans en cette ville, navieur nul ne nous contredira nos volontés ; et puis de petit à petit je mènerai tel Jean Lyon que il sera tout rué jus : ainsi serons-nous vengés subtilement et sans coup férir. » Tous ses frères s’y accordèrent. Le parlement[1] vint : les navieurs furent tous appareillés ; et là remontrèrent Jean Lyon et Gisebrest Mahieu la volonté du comte, et de ce nouvel estatut que il vouloit élever sur le navie[2] du Lis et de l’Escaut ; laquelle chose sembla à tous trop dure et trop nouvelle ; et espécialement les six frères Gisebrest Mahieu, tous six d’une opinion et d’une sieutte, étoient plus durs et plus contraints que tous les autres. Dont Jean Lyon, qui étoit le souverain d’iceux, et qui les vouloit à son loyal pouvoir à franchises anciennes tenir, en étoit tout lie et cuidoit que ce fût pour lui ; et ce étoit contre lui du tout.

Jean Lyon rapporta au comte la réponse des navieurs et lui dit : « Monseigneur, c’est une chose qui nullement ne se peut faire, et dont un plus grand mal pourroit avenir : laissez les choses en leur état ancien et ne faites rien de nouvel. » Cette réponse ne plut mie bien au comte ; car il véoit que, cela élevé dont il étoit informé, il pouvoit tous les ans avoir six ou sept mille florins de profit. Si se tint adoncques, et pour ce n’en pensa-t-il mie moins ; et fit soigneusement poursuir par paroles et traités ces navieurs, lesquels Jean Lyon trouvoit trop rebelles. D’autre part Gisebrest Mahieu venoit au comte et à son conseil, et disoit que Jean Lyon s’acquittoit trop mollement en celle besogne, et que s’il avoit son office il feroit tant à tous les navieurs que le comte de Flandre auroit héritablement ce profit. Le comte, qui ne véoit mie bien clair, car la convoitise de la chevance l’aveugloit, ot conseil, et de lui même il ôta Jean Lyon de son office et y mit Gisebrest Mahieu. Quand Gisebrest fut doyen des navieurs, il tourna tous ses frères à sa volonté, et fit venir le comte à son entente et à ce profit ; dont il n’étoit mie le mieux ami de la greigneur partie des navieurs ; mais il les convenoit souffrir, car les sept frères étoient trop grands avecques l’aide du comte : si les convenoit taire et souffrir. Ainsi vint par subtile voie Gisebrest Mahieu en la grâce et amour du comte, et Jean Lyon en fut du tout privé et ôté. Et

  1. L’assemblée des navieurs.
  2. Commerce par eau.